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prétendant rester libre. De là ces tâtonnements, ces hésitations, ces contradictions même dans les discours de Milton; il balbutie plutôt qu'il ne proclame les nouveaux droits de l'homme, et, il faut le dire, il n'aperçoit pas tous ses devoirs. On s'est demandé quelle avait été sa religion; tour-à-tour, suivant qu'ils avaient besoin de maudire ou d'invoquer son nom, les partis l'ont représenté presbytérien, puritain, indépendant, arien, millénaire, etc... Il a été protestant sincère, et peut-être le développement de ses senti– ments religieux, comme celui de son esprit tout entier, est-il une parfaite image du développement logique et nécessaire des principes de la Réforme. Prenant pour uniques bases de sa croyance la Révélation et la foi complète aux paroles de la Bible, condamnant comme impies et sacriléges ceux qui admettraient sur ce point quelque doute et ceux qui accepteraient du Pape de Rome une interprétation officielle, Milton laisse chaque individu expliquer la parole divine à son gré; il ne s'astreint à aucune forme de culte religieux, à aucune cérémonie publique; il ne veut ni prières convenues, ni temples, ni lieux de réunions, ni heures fixes pour l'assemblée des fidèles; il ne se rattache à aucune communion spéciale, et ramène la religion à la croyance libre et à la volonté

individuelle; que chacun développe en sa conscience les précieux germes qu'y a déposés la parole divine, transmise par les Écritures, et il arrivera à des croyances qui se trouveront les mêmes pour tous les esprits, et de la sorte, Milton l'espère, il s'élèvera une Église digne de Dieu, sincère, libre et véritablement pieuse, dont tous les membres seront liés volontairement et irrévocablement. Milton ne s'aperçoit pas que si, acceptant d'abord la tradition chrétienne, la brisant ensuite par une subite révolte, il lâche ainsi d'une main les brides qu'il resserre de l'autre, l'essor est interla marche se mêle et devient incertaine. De même l'idée protestante, à peine éclose, s'est répandue en mille sectes dispersées et stériles, au lieu de s'épanouir en germes féconds d'avenir et de liberté. Née du sincère progrès de la liberté de penser, elle a, dès son berceau, essayé d'allumer des bûchers que les flammes de l'inquisition ont seules effacés.

rompu,

Même désordre et mêmes contradictions dans les idées politiques de Milton. Son but, ici encore, est la liberté; mais, peu familier sans doute, quoiqu'il ait été mêlé aux affaires, avec les mille obstacles que la réalité oppose à l'homme d'État, Milton les franchit librement, et se plaît à dessiner des plans imaginaires. Sa république idéale se fonde, non pas sur la salutaire sévérité

des lois, mais sur la rectitude consciencieuse, sur la moralité profonde de chaque citoyen; le principe religieux, pénétrant dans les familles, réglant toutes les actions, dirigeant toutes les âmes, doit tenir lieu à la société tout entière de roi, de magistrats et d'armée. Il n'a du reste aucune idée politique rigoureusement arrêtée; sa haine contre la royauté ne prend naissance qu'après les crimes et la punition de Charles Ier, et, s'il adopte la doctrine du régicide, c'est que des circonstances actuelles la lui représentent comme profitable à la liberté. Plus tard enfin, quand la république est visiblement menacée d'une ruine complète par une imminente réaction, et que Milton, dans trois pamphlets, essaie de tracer un plan de gouvernement, on s'étonne de le voir proposer à l'Angleterre une république aristocratique, condamné qu'il est par le système protestant à errer sans cesse entre l'esclavage et la liberté.

Pour nous résumer en quelques lignes, Milton n'a jamais été un véritable homme d'État, et ses plans de société future sont trop souvent de pures utopies; mais il a passionnément aimé la liberté; il a consacré à la défense de cet éternel et fécond principe sa vie tout entière, avec une élévation d'esprit, une générosité d'âme qui le distingue de tous ses compatriotes et de tous ses contemporains; il a mérité d'être mis au nombre des

précurseurs de notre dix-huitième siècle, et ses écrits offrent à l'historien et au philosophe le curieux et imposant spectacle d'une société nouvelle qui commence à naître.

Vu et lu, à Paris, en Sorbonne, le 15 mars 1848,
le Doyen de la Faculté des Lettres de Paris.

par

J.-VICT, LE CLERC.

Permis d'imprimer,

l'Inspecteur général de l'Université, Vice-Recteur de l'Académie

de Paris.

ROUSSELLE.

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