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élevé, le plus fécond d'entre eux; à ne le considérer que comme prosateur, les idées que renferment ses pamphlets nous ont paru devoir être à notre époque un curieux sujet d'étude.

Nous assistons à la consommation d'une grande œuvre, en partie achevée par le dernier siècle, mais commencée depuis deux cents ans. C'est pendant le seizième siècle que succombèrent en Europe et l'esprit de la scolastique et toute l'aveugle barbarie du moyen-âge, pour faire place à une grande et sainte liberté de penser, contre laquelle la réforme protestante, malgré la tyrannie de ses maîtres, ne put rien. L'Angleterre surtout, au milieu de l'agitation féconde de ses luttes religieuses, et sous l'influence vivifiante des libres institutions dont elle était justement fière depuis quatre cents ans, servit de foyer à ces idées généreuses, dont nous prévoyons aujourd'hui en France le complet triomphe '; elle vit naître et se développer chez elle les germes de l'avenir: la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté civile et politique, en un mot l'affranchissement des esprits avec celui des personnes. A l'imitation de la royauté française, les Stuarts avaient voulu imposer à l'Angleterre le des

Écrit en Janvier 1848.

potisme politique et religieux; une réaction suivit, qui emporta d'abord la tête d'un roi, mais qui échoua bientòt devant l'excès d'influence et de richesse que possédait une des classes de la société anglaise; le mouvement, presque subitement arrêté, fut exploité par des ambitieux, n'atteignit pas son dernier but, et une restauration s'accomplit avant que les principes pour lesquels une partie de la nation anglaise avait combattu n'eussent été adoptés par la nation tout entière. La royauté avilie et débauchée des deux derniers Stuarts remplaça la royauté despotique des deux premiers; les patriotes qui avaient combattu pour la liberté politique furent poursuivis et livrés aux supplices, et, en peu d'années, la Restauration eut rassemblé autour d'elle, pour se soutenir, toutes les traditions du passé.

Tout n'était pas éteint cependant de ce glorieux effort tenté en faveur de la liberté. Si l'on étudie le travail intérieur de la nation, et qu'on interroge toute la littérature politique à laquelle la révolution donna naissance, on est surpris du grand nombre d'idées tout-à-fait nouvelles qui s'étaient fait jour. Nos philosophes du dix-huitième siècle allèrent à Londres recueillir, dans les livres ou dans les clubs républicains, ces riches semences; il y avait, sous l'heureux ciel de la France, ce qu'il fallait de chaleur d'âme et de gé

nérosité pour les faire éclore. L'Angleterre avait fait jaillir la flamme; la France y ajouta une ardente et fécondante chaleur.

Venus après la longue et pénible servitude du moyenâge, les publicistes anglais du dix-septième siècle avaient tout-à-coup rêvé une société nouvelle, complétement différente de celle qu'ils avaient devant les yeux. Milton, entre tous les autres, souhaita de voir succéder à un esclavage funeste une absolue et universelle liberté. Pas une ligne ne fut écrite par lui qui ne réclamât, dans tous les ordres d'idées, une complète indépendance. Né libre, l'homme, à ses yeux, pour mériter devant Dieu et remplir dignement sa mission sur la terre, doit nécessairement conserver une entière liberté. Ainsi seulement il arrivera que, dans l'ordre religieux, une heureuse et volontaire communion de tous les cœurs décernera chaque jour à Dieu une adoration vraiment digne de lui, et que, dans l'ordre politique et civil, un contrat librement conclu et liant par leurs volontés mêmes l'une et l'autre partic, commandera aux nations une loyale et profitable obéissance, au chef ou au sénat commun une sainte et conditionnelle domination. Liberté entière d'interprétation pour quiconque admet que la Bible contient la vraic parole de Dieu, libre et volontaire soumission à tout chef élu

en vertu d'un contrat social, respect de la dignité et de tous les droits naturels de l'homme, distinction nette et précise entre l'Église et les pouvoirs laïques, liberté d'examen, liberté de parole, liberté de la presse, libre divorce et libre éducation, Milton a tracé dans ses pamphlets tout ce programme d'une société nouvelle. Debout au seuil du monde moderne, il a su annoncer à notre siècle toutes les grandes et généreuses idées qui constitueraient sa vie morale. Bien peu de questions, parmi celles qui nous occupent aujourd'hui encore, ont été négligées par lui: délivrance de la Grèce, réforme électorale, réforme de l'instruction, tous ces généreux désirs ont agité le clairvoyant esprit du poëte publiciste, et il a résolu tous ces problèmes en républicain sincère. Quel est donc ce majestueux génie auquel il a été donné de lire par avance dans l'avenir, et de préluder aux sublimes inspirations de la poésie par la sagacité du publiciste et les hautes vues du politique?

Quand ce travail ne serait qu'une Biographie de Milton, quel intérêt n'y aurait-il pas à voir se développer une si noble carrière? Parti des inspirations religieuses et poétiques, Milton regarde comme un absolu devoir de se livrer à l'examen des questions politiques; il y consacre sa vie, malgré des regrets amers; il use ses yeux dans ses patriotiques veilles; et, à travers le

malheur, au milieu de ténèbres perpétuelles, il poursuit sa tâche, voit succomber sa cause, est accablé d'outrages par ses ennemis triomphants, et, vieux, infirme, aveugle, se réfugie le cœur tout saignant dans la pensée religieuse et dans la Poésie; ces divines compagnes le consolèrent à son lit de mort, comme elles l'avaient bercé enfant.

Milton naquit à Londres, le 9 décembre 1608, d'une famille depuis longtemps connue et respectée dans le comté d'Oxford. Ses ancêtres avaient été dépouillés d'une grande partie de leurs biens pendant la guerre des deux Roses; son père, pour s'être converti au protestantisme, avait été déshérité, s'était fait notaire à Londres; son activité, son industrie et une honorable alliance lui avaient procuré bientôt une fortune modique, mais dont il sut jouir.

Milton, enfant et jeune homme, ne reçut point la sévère éducation du malheur; ses premières années s'écoulèrent paisiblement au milieu des joies de la famille, dont le salutaire souvenir ne le quitta jamais. Il lui avait été donné, du reste, de ne pas rencontrer, parmi ceux qui l'entouraient, des sentiments et des idées vulgaires.

' V. la Vie de Milton par son neveu Phillips. Londres, 1694, in-12 C'est la première biographic de Milton qui ait été publiéc.

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