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les sons en sont doux; ils tiennent à d'autres mots qui ont déjà pris racine dans notre fonds; l'oreille y est déjà accoutumée; ils n'ont plus qu'un pas à faire pour entrer chez nous; il faudroit leur donner une agréable terminaison. Quand on abandonne au hasard, ou au vulgaire ignorant, ou à la mode des femmes, l'introduction des termes, il en vient plusieurs qui n'ont ni la clarté, ni la douceur qu'il faudroit désirer.

J'avoue que, si nous jetions à la hâte et sans choix, dans notre langue, un grand nombre de mots étrangers, nous ferions du françois un amas grossier et informe des autres langues d'un génie tout différent. C'est ainsi que les aliments trop peu digérés mettent dans la masse du sang d'un homme des parties hétérogènes, qui l'altèrent au lieu de le conserver. Mais il faut se ressouvenir que nous sortons à peine d'une barbarie aussi ancienne que notre nation.

.Sed in longum tamen ævum

Manserunt, hodieque manent vestigia ruris.
Serus enim græcis admovit acumina chartis, etc.

HORAT. Epist., lib. 11, epist. 1, v. 159 et seq.

le

On me dira peut-être que l'académie n'a pas pouvoir de faire un édit avec une affiche en faveur d'un terme nouveau ; le public pourroit se révolter. Je n'ai pas oublié l'exemple de Tibère; maître re

doutable de la vie des Romains, il parut ridicule

en affectant de se rendre le maître du terme monopolium. Mais je crois que le public ne manqueroit point de complaisance pour l'académie, quand elle le ménageroit. Pourquoi ne viendrions-nous pas à bout de faire ce que les Anglois font tous les jours?

Un terme nous manque, nous en sentons le besoin: choisissez un son doux et éloigné de toute équivoque, qui s'accommode à notre langue, et qui soit commode pour abréger le discours. Chacun en sent d'abord la commodité; quatre ou cinq personnes le hasardent modestement en conversation familière; d'autres le répètent par le goût de la nouveauté; le voilà à la mode. C'est ainsi qu'un sentier qu'on ouvre dans un champ devient bientôt le plus battu, quand l'ancien chemin se trouve raboteux et moins court.

Il nous faudroit, outre les mots simples et nouveaux, des composés et des phrases, où l'art de joindre les termes qu'on n'a pas coutume de mettre ensemble fit une nouveauté gracieuse.

Dixeris egregiè, notum si callida verbum
Reddiderit junctura novum.

HORAT. Art. poët., v. 47 et seq.

C'est ainsi qu'on a dit velivolum en un seul mot composé de deux ; et en deux mots mis l'un

auprès de l'autre, Remigium alarum (1), Lubricus aspici. Mais il faut en ce point être sobre et précautionné, tenuis cautusque serendis (2). Les nations qui vivent sous un ciel tempéré goûtent moins que les peuples des pays chauds les métaphores dures et hardies.

Notre langue deviendroit bientôt abondante, si les personnes qui ont la plus grande réputation de politesse s'appliquaient à introduire les expressions, ou simples, ou figurées, dont nous avons été privés jusqu'ici.

IV.

Une excellente rhétorique seroit bien au dessus d'une grammaire et de tous les travaux bornés à perfectionner une langue. Celui qui entreprendroit cet ouvrage y rassembleroit tous les plus beaux préceptes d'Aristote, de Cicéron, de Quintilien, de Lucien, de Longin et des autres célèbres auteurs; leurs textes, qu'il citeroit, seroient les ornements du sien. En ne prenant que la fleur de la plus pure antiquité, il feroit un ouvrage court, exquis et délicieux.

Je suis très éloigné de vouloir préférer en gé

(1) VIRG. Æn., l. vi, v. 19.
(2) HORAT. Art. poët., v. 45.

néral le génie des anciens orateurs à celui des modernes. Je suis très persuadé de la vérité d'une comparaison qu'on a faite : c'est que, comme les arbres ont aujourd'hui la même forme et portent les mêmes fruits qu'ils portoient il y a deux mille ans, les hommes produisent les mêmes pensées. Mais il y a deux choses que je prends la liberté de représenter. La première est que certains climats sont plus heureux que d'autres pour certains talents comme pour certains fruits. Par exemple, le Languedoc et la Provence produisent des raisins et des figues d'un meilleur goût que la Normandie et que les Pays-Bas. De même les Arcadiens étoient d'un naturel plus propre aux beaux-arts que les Scythes. Les Siciliens sont encore plus propres à la musique que les Lapons. On voit même que les Athéniens avoient un esprit plus vif et plus subtil que les Béotiens. La seconde chose que je remarque, est que les Grecs avoient une espèce de longue tradition qui nous manque; ils avoient plus de culture pour l'éloquence que notre nation n'en peut avoir. Chez les Grecs, tout dépendoit du peuple, et le peuple dépendoit de la parole. Dans leur forme de gouvernement, la fortune, la réputation, l'autorité, étoient attachées à la persuasion de la multitude; le peuple étoit entraîné par les rhéteurs artificieux et véhéments; la parole étoit le grand ressort en paix et

en guerre; de là viennent tant de harangues qui sont rapportées dans les histoires, et qui nous sont presque incroyables, tant elles sont loin de nos mœurs. On voit, dans Diodore de Sicile, Nicias et Gylippe, qui entraînent tour à tour les Syracusains: l'un leur fait d'abord accorder la vie aux prisonniers athéniens; et l'autre, un moment après, les détermine à faire mourir ces mêmes prisonniers.

La parole n'a aucun pouvoir semblable chez nous; les assemblées n'y sont que des cérémonies et des spectacles. Il ne nous reste guère de monuments d'une forte éloquence, ni de nos anciens parlements, ni de nos états-généraux, ni de nos assemblées de notables; tout se décide en secret dans le cabinet des princes, ou dans quelque négociation particulière; ainsi notre nation n'est point excitée à faire les mêmes efforts que les Grecs, pour dominer par la parole. L'usage public de l'éloquence est maintenant presque borné aux prédicateurs et aux avocats.

Nos avocats n'ont pas autant d'ardeur pour gagner le procès de la rente d'un particulier, que les rhéteurs de la Grèce avoient d'ambition pour s'emparer de l'autorité suprême dans une république. Un avocat ne perd rien, et gagne même de l'argent en perdant la cause qu'il plaide. Estil jeune? il se hâte de plaider avec un peu d'élé

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