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l'étonnement qu'elle éprouve elle-même à la vue d'un si terrible événement; et l'auteur, pénétré sans doute de cet effet, a peint lui-même ce sentiment par la cadence du dernier vers: Stupida, immota, spettatrice stà.

Il serait aussi difficile de définir les poses de l'étonnement que de décrire l'attitude de chaque soldat au moment ou ce sentiment suspendit le combat. Chacun conserva la position dans laquelle il se trouvait alors. Les uns arrêtant la lance meurtrière prête à frapper l'adversaire; les autres tenant un glaive suspendu au-dessus de la tête de l'ennemi, et n'osant pas le frapper; ici un guerrier cherchant à parer le coup qui lui est destiné ; là, un archer prêt à décocher une flèche meurtrière; et partout l'immobilité, c'est-à-dire, la suspension subite du mouvement; partout la bouche ouverte, les yeux, effarés et béants, fixés sur le même objet; partout des sourcils relevés et élargis, une respiration retenue par l'anxiété, par le désir de connaître le résultat de l'événement; et tous ces gestes ne sont que des traits plus caractéristiques de l'attention portée à un plus haut degré, et altérée par un principe de terreur.

Cette immobilité des combattants qui conservent l'attitude du moment, est une expression toute naturelle, puisque les facultés intellectuelles, se trouvant enchaînées par un seul objet, et ne laissant à l'âme aucune pensée étrangère, doivent nécessiter cette inertie apparente qui les rend semblables à des statues. Voyez Hubert, dans la tragédie du Roi Jean de Shakespeare, lorsqu'il raconte au roi les nouvelles du jour : "J'ai vu, dit-il, un forgeron appuyé ainsi sur son marteau; et ici Hubert prend l'attitude du forgeron (Fig. 17). Tandis que son fer se refroidissait sur l'enclume, il écoutait, la bouche ouvertc, la nouvelle que lui racontait un tailleur, qui, de son côté, tenant dans sa main ses ciseaux et sa mesure, et, ayant chaussé

dans sa précipitation ses pantoufles l'une au pied de l'autre, lui parlait d'un nombre considérable de Français qui étaient rangés en ordre de bataille dans le pays de Kent.

STUPEUR.

Lorsque l'étonnement est porté au plus haut degré, il devient stupeur; mais en changeant de nom, il ne prend pas un nou. veau caractère. Il devient seulement plus durable, et provoque plus d'altération dans les traits de la physionomie.

SURPRISE.

Un événement qui, suivant notre calcul, n'aurait pas dû arriver; un résultat contraire à celui que nous attendions; l'abord subit, imprévu, d'une personne ou d'une chose que nous croyions impossible de venir jusqu'à nous, sont autant de causes qui engendrent la surprise: sentiment auquel l'étonnement prend une part très-active, lorsque la chose qui surprend semble trop étrange, trop surnaturelle, ainsi qu'il arrive ordinairement lorsque nous revoyons une personne dont on nous avait annoncé depuis longtemps la mort.

Mais cette passion n'agit pas longtemps sur nous; elle ne suspend le cours des opérations de l'âme que pour leur donner une nouvelle direction; elle n'éteint une passion que pour en allumer une autre. Aussi cet effet a-t-il donné lieu de croire à plusieurs psychologues anciens que toutes les opérations de l'âme résultaient d'un principe de surprise. D'après quelques. uns, depuis la plus légère émotion du plaisir, celle qui altère à peine les traits du visage, jusqu'aux agitations les plus vives

de terterreur, toutes ne sont qu'un résultat successif des attein

tes de la surprise.

Quelque profonde qu'elle soit, cette assertion peut donner lieu à de graves exceptions. Mais comme elle repose essentiellement sur la signification que ces psychologues ont attribué au mot surprise, nous ne nous permettrons pas de la combattre ici.

Toutefois qu'il nous soit aussi permis d'admettre que la durée de la surprise est très-brève, et qu'elle peut être immédiament remplacée par l'amour ou la haine, par la joie ou la colère, par la hardiesse ou la crainte, bref par toutes les passions. Une jeune épouse délaissée se sent indignée contre l'ingrat qui la prive depuis longtemps des douceurs de l'amour; prête à maudire l'infidèle, elle tressaille à son abord inattendu; l'agréable surprise a chassé la colère pour faire place à l'amour; tandis que la présence imprévue d'un séducteur perfide réveillerait, avec ses douleurs passées, son ressentiment et sa haine.

La surprise peut donc être un ressort très-heureux pour la transition des passions. C'est ce que nous essaierons de prouver au chapitre que nous destinons à cette partie importante de la science.

Les surprises agréables, les terreurs passagères accompagnées toujours d'un résultat propice, font l'âme de la comédie. De combien d'accidents imprévus un auteur habile ne les faitil pas résulter: un mot à double sens, un événement dont les détails ne sont pas précis, des espérances mille fois déçues par des obstacles seulement apparents, des contre-temps faisant écrouler l'édifice de précautions et de soins que l'on avait pris pour arriver à un but désiré, sont les moyens les plus ingénieusement inventés par la comédie moderne.

Dans la tragédie, la surprise prend une autre source; elle

résulte généralement de la reconnaissace théâtrale ou de la suspension logique. Cette dernière, faisant opposition aux moyens employés dans la comédie, prépare l'esprit de l'auditeur par des figures agréables, pour le jeter ensuite dans la consternation par de cruelles surprises.

Dans Cinna, de Corneille, lorsque Auguste veut apprendre à son ingrat favori qu'il connaît les projets qu'il a formés contre lui, il lui demande d'abord toute son attention et un silence absolu; et, après lui avoir rappelé tous les bienfaits dont il l'a comblé, il continue:

Tu t'en souviens, Cinna, tant d'heur et tant de gloire

Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire;

Mais, ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,

Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner !.....

Ce coup terrible, inattendu, frappe le fier Romain de surprise; en vain il veut s'excuser, son trouble et sa confusion, l'assurance qu'il perd, sont un témoignage trop apparent de son crime; il reste confus.

Le caractère de la surprise consiste particulièrement dans l'obliquité du corps en sens contraire à l'objet qui l'excite. De quelque nature que soit la passion qui doit suivre, ce mouvement est le premier qui se manifeste. Souvent même on recule de quelques pas, si la première impression que nous recevons d'un objet est propre à réveiller en nous un sentiment pénible: la crainte, la colère ou l'horreur.

Outre ce premier mouvement, qui semble exclusivement appartenir au désir de se garantir des qualités nuisibles que pourrait avoir l'objet qui nous surprend, la bouche et les yeux sont plus ouverts que dans l'étonnement, les sourcils plus

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