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en dedans, qu'il faudrait se renverser pour le franchir, de sorte qu'un homme parvenu dans les fossés, et sans intelligence au dehors, serait aussi sûrement renfermé que dans les tours.

Suit une enceinte, formée d'une seule entrée que défendent deux sentinelles et trois portes. Celle qui communique au château ne peut s'ouvrir ni du dedans indépendamment du dehors, ni du dehors indépendamment du dedans. Il faut qu'un porte-clefs et le sergent de garde y concourent tous deux. De là on arrive aux tours. Trois portes en ferment encore l'unique entrée. Il faudrait de l'artillerie pour les forcer. Toutes les salles qui séparent les quatre tours, où sont les chambres des prisonniers, en ont une presque de même épaisseur. Trois autres portes enfin introduisent chez eux. Celle qu'ils peuvent toucher est doublée de fer. Chacune, armée de deux serrures, de trois verroux, de valets pour les empêcher de couler, s'ouvre en travers de celle qui la suit, de sorte que la seconde barre la première, et la troisième la seconde. Telle est la fermeture de ces prisons, dont les murs ont seize pieds d'épaisseur, et les voûtes plus de trente pieds de hauteur.

Ces sombres demeures seraient environnées d'une nuit éternelle, sans les vitres obscures qui laissent passer quelques faibles rayons de lumière. Des barreaux de fer en dedans éloignent de ces lucarnes étroites. Des barreaux croisés qui se traversent, et qu'il est impossible d'atteindre, interceptent le jour et l'air en dehors. Souvent entre ces

deux grillages, il règne un autre rang de barreaux. Toutes les fenêtres donnent sur les cours ou les jardins du donjon, excepté trois chambres qui sont dans l'enceinte élevée sur la crête des fossés, et audessous desquelles sont les sentinelles. Les prisonniers seraient parvenus dans les cours ou jardins; ils y tiendraient leurs porte-clefs aux fers, qu'un enfant dans le corps-de-garde en dehors rendrait leur victoire inutile. La nuit, la garde rentre : les ponts sont levés; les portes des tours fermées et verrouillées (on devine bien que les chambres des prisonniers le sont à toutes les heures du jour et de la nuit), et leurs clefs déposées avec toutes les autres dans les mains d'un officier qui entre et sort avec la garde, et n'a aucune autre juridiction dans le donjon. Deux sentinelles sont posées de manière à pouvoir veiller sur toutes les faces du quarré que flanquent les tours; une ronde passe toutes les demi-heures sous les fenêtres, et fait matin et soir, avant l'ouverture et la fermeture des portes, le tour des fossés, où les porte-clefs même ne peuvent jamais pénétrer sans un ordre exprès.... Ne croiriez-vous pas que des cachots ainsi construits, ainsi gardés, sont inexpugnables?...

Vulgaires observateurs, vous ne savez pas quel génie il faut pour être geolier. Il était nécessaire qu'un Rougemont parût pour perfectionner cet art sublime, si essentiel au bonheur de l'humanité. Cet homme, dont la nature avait si bien déterminé la vocation, a fait relever les fenêtres, afin que le prisonnier ne pût voir ni au-dessous, ni au

niveau ; et pour achever cette importante clôture, on a construit partout des trémies, qui saillent en dehors et montent à mi-fenêtre, quelquefois même jusqu'au haut, selon la situation; ce qui n'empêche pas que dans la plupart des chambres il n'y ait encore un treillis de fil d'archal tissu aux barreaux'. Les lucarnes se trouvent, par tous ces moyens, rétrécies et presque bouchées. L'air est très-intercepté... Qu'importe? La sûreté, messieurs, la sûreté, voilà le premier des besoins. Il ne faut pas qu'un prisonnier meure; car il n'en vient pas tous les jours: mais il est bon qu'il ait peu d'air. Celui de Vincennes est très-vif: il donne beaucoup d'appétit, disposition très-dangereuse, quand on ne prend point d'exercice.... Arrêtons un instant nos regards sur l'entrée d'un prisonnier dans ces lieux que je

viens de décrire.

C'est ordinairement la nuit qu'il y est plongé car on s'accoutume en France à la méthode espagnole, qui du moins est une sorte d'hommage que le despotisme rend à l'opinion publique et à l'équité; il craint d'exciter trop souvent l'indignation ou la terreur; il craint que le soleil n'éclaire ses violences. La faible lueur d'une lampe vraiment sépulcrale éclaire les pas du captif. Deux conducteurs semblables à ces satellites infernaux que les

1 Ce qui n'empêche pas encore que les sentinelles du dehors n'aient la consigne d'ordonner aux yeux des passants de se détourner de dessus le donjon, de sorte que depuis la pointe du jour ils ne cessent de répéter: Passez votre chemin ! Mais à quoi bon cette momerie? Comment, à quoi bon? Sans cela la plupart de ces passants ignoreraient qu'il y a un commandant au château de Vincennes,

poètes placent dans le Ténare, guident sa marche. Des verroux sans nombre frappent ses oreilles et ses regards des portes de fer tournent sur leurs gonds énormes, et les voûtes retentissent de cette lugubre harmonie. Un escalier tortueux, étroit, escarpé, allonge le chemin et multiplie les détours: on parcourt de vastes salles la lumière tremblante, qui perce avec effort dans cet océan de ténèbres et laisse apercevoir par tout des cadenas, des verroux et des barres, augmente l'horreur d'un tel spectacle et l'effroi qu'il inspire. Le malheureux arrive enfin dans son repaire : il y trouve un grabat, deux chaises de paille et souvent de bois, un pot presque toujours ébréché, une table enduite de graisse..... Et quoi encore ?..... rien.-Imaginez l'effet que produit sur son ame le premier coup d'oeil qu'il jette autour de lui.

Mais bientôt M. de Rougemont fait une utile diversion. Il commande aux porte-clefs de fouiller le nouveau venu et leur en donne l'exemple, afin qu'ils le fassent avec plus de zèle et d'exactitude. Il faut l'avouer, on ne s'attend point à voir un chevalier de S. Louis remplir un tel office, et l'étonnement extrême que ce spectacle excite, cause peut-être une distraction salutaire.... Non, je ne puis soutenir ce ton d'ironie; j'ai le cœur serré, d'indignation et de douleur, quand je me rappelle les angoisses d'un tel moment.

Le malheureux patient est dépouillé de tous ses effets: argent, montre, bijoux, dentelles, portefeuille, couteau, ciseaux, tout lui est enlevé. Pour

quoi? Je l'ignore: est-ce pour lui ôter des moyens de corruption? Quel est le porte-clefs qu'une montre1, ou une petite somme d'argent séduira? Et si l'intérêt peut l'engager à quelques complaisances, les tentations les plus dangereuses ne lui viendront-elles pas du dehors?

Suit une injonction laconique et hautaine d'éviter le bruit le plus léger.... C'est ici la maison du silence, dit le commandant. - Hélas! le malheureux auquel il parle se demande si ce n'est pas plutôt celle de la mort.

Après ces tristes préliminaires, le prisonnier est livré à lui-même, et reste le plus souvent un long espace de temps, sans revoir M. de Rougemont, Son porte-clefs,

Qui payé pour être terrible,
Et muni d'un cœur de Huron,
Réunit dans son caractère

La triple rigueur de Cerbère,
Et l'ame avare de Caron',

son porte-clefs, dis-je, vient trois fois par jour. Le plus souvent, il semble un messager d'infortune, car tout est assorti dans cette lugubre maison. Une physionomie austère, un imperturbable silence, un cœur inaccessible à la pitié sont les vertus de cet état: mais il en faut convenir, le chef l'emporte sur eux en perfections de ce genre, comme en au

I

M. de Rougemont prétend qu'on peut scier des barreaux avec les ressorts d'une montre. Ne pourrait-on pas, pour la perfection de la mécanique et l'honneur de l'invention, le mettre à l'essai?

2 Gresset.

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