Page images
PDF
EPUB

DE CACHET

ET DES PRISONS D'ÉTAT.

SECONDE PARTIE:

DES PRISONS D'ÉTAT.

CHAPITRE PREMIER.

Observations préliminaires. Traitement pécuniaire du commandant au donjon de Vincennes. Pensions et nourriture des prisonniers.

Il parvint en 1712 à madame de Maintenon des plaintes sur l'administration intérieure des prisons. Le mémoire fut renvoyé à M. d'Argenson, alors lieutenant de police, et voici ce qu'il répondit à ce. sujet :

« La police immédiate des prisons ordinaires appartient à MM. du parlement, et je n'y puis rien. << Il est vrai que les geoliers y font payer le plus

[ocr errors]
[ocr errors]

cher qu'ils peuvent toutes les commodités qu'ils « fournissent à leurs prisonniers, et que ceux qui ne « sont pas en état de les acheter sont fort miséra

«<bles. Je crois qu'il serait digne de la justice du roi, « de remettre à ces geoliers une redevance annuelle << de deux mille et tant de livres, qui ne se paie que depuis quelques années, et dont ils se font un prétexte pour traiter leurs prisonniers avec plus « de sécheresse et d'austérité.

[ocr errors]
[ocr errors]

«

[ocr errors]

« A l'égard de ceux qui sont à la Bastille, à Vin<< cennes, à Charenton, à Saint-Lazare par ordre de << S. M., je puis et je dois vous assurer qu'ils n'ont << rien à souhaiter pour la nourriture et pour le vê<< tement: j'ajouterai que les commandants de Vin<«< cennes et de la Bastille ont pour les leurs des << attentions charitables qui vont fort au-delà de ce qu'on pourrait leur proposer ou leur prescrire. « Je sais même par les fréquentes visites que j'y « fais, qu'à la moindre maladie on leur donne tous << les secours spirituels et corporels qui conviennent << à leur état ; mais la privation de la liberté les rend <<< insensibles à tout autre bien, et semble autoriser « les plaintes injustes et les reproches injurieux « dont ils remplissent ordinairement leurs placets « et leurs mémoires, dès qu'ils se trouvent à portée << d'en donner. Si celui dont vous avez bien voulu << me faire le renvoi contenait des faits plus précis, «< j'aurais pu m'en servir aussi plus utilement1.»

Je ne sais si ce rapport est vrai ou faux 2, et peu nous importe aujourd'hui ce qui se passait à cet égard en 1712; mais je ferai sur ce fragment quel

I

2

1 Voyez le recueil des lettres de madame de Maintenon.

Je dois dire que l'assertion de M. d'Argenson, relativement aux secours spirituels et temporels dans les maladies, est très-exacte,

ques remarques que l'on appliquera aisément aux faits qui vont suivre.

Premièrement, si les geoliers des prisons ordinaires font payer très - chèrement toutes les commodités qu'ils fournissent à leurs prisonniers, du moins on a ces commodités pour de l'argent. On verra bientôt s'il en est de même dans les prisons d'état.

Secondement, si par un inconcevable excès de cupidité réservé à nos temps modernes, où la fiscalité a classé tous les objets physiques et moraux dans son code et mis tout à prix, l'on exige, même d'un geolier, une rétribution qui doit tomber à la charge des prisonniers, au moins a-t-on droit d'attendre que les enfermeurs d'hommes favorisés, à qui Fon accorde de grosses sommes pour émoluments de leurs places s'en contentent, et se montrent d'autant plus scrupuleux sur l'emploi de l'argent destiné à la nourriture dont ils sont chargés, que leurs gains légitimes étant considérables, leurs brigandages illicites seraient plus odieux.

Troisièmement, je n'entends pas quelles peuvent être les charités des commandants que l'on paie magnifiquement pour nourrir honnêtement leurs prisonniers, ni comment on n'oserait leur prescrire des attentions charitables. Elles sont, ce me semble, leur premier devoir d'hommes; comme la sûreté de la garde est leur premier devoir de geoliers.

Quatrièmement enfin, M. d'Argenson tombe dans une contradiction palpable, en attribuant les plaintes insérées dans des mémoires ou placets donnés après

la détention, à l'humeur qu'elle inspire. Lorsque des prisonniers d'état peuvent faire passer des placets à tout autre qu'au lieutenant de police, ils sont . libres, ils ne sont donc plus parties contre le commandant duquel ils se plaignent. Eh! par qui veuton s'éclaircir de ce qui se passe dans ces antres silencieux où personne ne pénètre, si ce n'est par ceux qui les ont habités?

Après ces observations préliminaires, j'entre en matière. M. d'Argenson se plaignait avec justice qu'un mémoire qui ne contenait aucun fait précis ne pouvait pas être d'une grande utilité; car un homme attaqué vaguement se défend de même; et comment démêler alors la vérité? Eh bien! ce sont

des faits précis que je vais articuler.

Il est difficile d'imaginer ce que les prisons d'état coûtent au roi. Parmi les dettes de Louis XIV, on trouve dans le dépouillement qu'en a fait M. de Forbonnais, un article de cent trente-six mille livres pour le pain des prisonniers que le jésuite Tellier avait fait renfermer à la Bastille, à Vincennes, à Pierre-en-Cise, à Saumur, à Loches, sous le prétexte de jansénisme. Le nombre des lettres de cachet a fort augmenté sous le règne suivant, dont l'économie n'était pas la vertu. Quant à l'administration actuelle, j'ignore au fond de mon cachot ses principes et ses œuvres; mais mon existence et celle de mes voisins m'attestent que la mode de ces proscriptions arbitraires subsiste. Je n'entrerai point dans les calculs nécessairement fautifs des dépenses qu'occasionnent, en général, les prisons

d'état. Tous les détails pécuniaires, étrangers aux prisonniers et au commandant du donjon de Vincennes, n'appartiennent point à mon plan 1: voici ceux qui le concernent.

Comme le secret est un des objets que l'on a le plus en vue dans ces maisons, l'on a cru devoir y intéresser fortement ceux qui en ont la garde, en rendant leurs places très-lucratives. On les a chargés de la nourriture des prisonniers, sans doute parce qu'ils ont persuadé que c'était une chose nécessaire, et que, se prévalant de ces deux mots: LE SECRET, LA SURETÉ (mots si énergiques qu'ils imposent silence à la raison et à l'humanité), ils ont déclaré qu'ils ne pouvaient répondre qu'à cette condition de leurs prisonniers, qui d'ailleurs ne seraient pas vexés par un cantinier avide.

Le roi passe au commandant de Vincennes six francs par jour pour la nourriture de chaque prisonnier, son blanchissage et sa lumière. Le chauffage est payé à part, et sur le pied de trois cordes de bois pour chaque chambre. On comprend que les prisonniers d'état à leurs frais donnent au moins la même pension. Ils sont maîtres de dépenser plus; mais on n'entend à aucune composition. Le roi passe de plus au commandant trois places mortes.

I

un

Il y a un médecin, un chirurgien - major, un dentiste, oculiste, un confesseur, un aumônier, et toutes sortes d'ouvriers attitrés au donjon de Vincennes, outre les trois porte-clefs et les domestiques que le roi entretient aux prisonniers d'une certaine classe. Il fournit libéralement, dit-on, des vêtements et autres commodités de cette espèce, à ceux dont il paie les pensions. On comprend combien ces détails réunis emportent de dépenses.

« PreviousContinue »