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tous les enfants d'Hécube, le plus cher au cœur maternel (1); Hector, le héros de prédilection du poète et aussi du lecteur. C'est en vain que le nom d'Achille ouvre fastueusement l'Iliade; c'est en vain que son ressentiment prolonge l'immense drame et que son glaive le dénoue les Destins sont pour lui, le poète et le lecteur sont pour Hector; et lorsque Jupiter témoigne en sa faveur d'une bienveillance si singulière, lorsqu'il va même jusqu'à hésiter s'il obéira à la destinée qui lui commande de le livrer à la Parque (2), le lecteur trouve que le Dieu s'honore lui-même autant qu'il honore le héros. Or, cette haute admiration, ce puissant intérêt que nous inspire le fils de Priam, ce n'est pas seulement à son courage, à sa générosité, à son patriotisme qu'il faut l'attribuer. Il est dans ce personnage des qualités plus humbles, plus humaines, pour ainsi dire, son respect pour ses parents, sa tendresse pour Andromaque et Astyanax, qui nous charment et nous captivent autant que ses qualités héroïques. Nous aimons à voir le redoutable guerrier souriant à l'aspect de son enfant et déposant son casque pour l'embrasser ; nous aimons à le voir caresser de sa forte main sa jeune épouse dont il s'efforce de calmer les alarmes par de

(1) Il., L. xxiv, 748. (2) II., L. xxii, 775.

douces paroles. Comme guerrier, comme héros, Hector égale les premiers de l'Iliade; mais en lui donnant Andromaque pour compagne, en nous montrant l'époux et le père à côté du rempart de Troie et de la terreur des Argiens, Homère lui assure la première place dans les sympathies du lecteur, et en fait un des types d'homme les plus beaux et les plus complets que la poésie ait ja

mais rêvés.

S III.

Le personnage d'Andromaque a été repris successivement par quatre grands poètes depuis Homère Euripide, Sénèque, Virgile et Racine. Mais ces imitations répétées, bien loin de faire oublier l'Andromaque de l'Iliade, n'ont abouti qu'à en faire ressortir tout le mérite. Si l'on examine la plus récente et sans contredit la plus parfaite de ces imitations, on n'y trouvera pas un seul trait véritablement original et qui ne soit déjà en germe dans la création du vieux poète. On n'a rien trouvé à ajouter, rien à changer à cette belle création; et tout ce qu'ont pu faire les plus habiles, c'est d'en pénétrer la pensée intime et d'en développer le dessin primitif.

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Euripide a abordé deux fois le caractère de la veuve d'Hector, dans les Troyennes et dans Andromaque. On sait que les Troyennes ne sont autre chose qu'un tableau du camp des Grecs au lendemain de la prise de Troie, et qu'on y voit figurer tous les membres de la famille de Priam échappés au désastre. Dans cette tragédie, si voisine de l'Iliade par la date des événements qu'elle retrace, le poète, soit respect pour Homère, soit qu'il ait redouté de trop dépayser le lecteur semble s'être fait une loi de conserver à ses personnages leur physionomie et leur caractère. Sauf l'épouse de Ménélas, dont il sera question plus tard, les acteurs de cette pièce, bien que leur taille soit un peu diminuée, rappellent assez bien cependant les grandes figures de l'Iliade. En ce qui concerne Andromaque, on regrette bien qu'en rappelant les années qu'elle a passées auprès d'Hector, au lieu d'être toute entière à sa douleur, elle prenne le temps de donner aux dames d'Athènes des leçons de conduite en ménage (1); mais sa tendresse pour son époux ne s'en révèle pas moins d'une façon très-énergique, et ses derniers baisers à Astyanax arrachent véritablement des larmes (2). Dans la tragédie

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d'Andromaque, au contraire, Euripide abandonne entièrement les traces d'Homère et refait l'épouse d'Hector d'après sa propre inspiration. De ce beau type de mère et d'épouse, il ne conserve que la mère; encore cette mère n'a-t-elle pas pour fils Astyanax. C'est Molossos, un enfant qu'elle a eu de Pyrrhus, qui occupe sur son sein et dans ses affections la place du fils d'Hector. Son langage laisse même percer un vague sentiment de jalousie contre Hermione, épouse de Pyrrhus. En lisant cette tragédie, où le sentiment maternel est du reste exprimé avec une trèsgrande vigueur, on ne peut s'empêcher de savoir mauvais gré au poète d'avoir prêté à l'héroïne de l'Iliade une conduite aussi incompatible avec son caractère on en est choqué comme d'un outrage à sa mémoire.

Virgile a été bien mieux inspiré. Quoique Andromaque se présentât dans une situation beaucoup plus défavorable, puisqu'elle avait changé encore une fois de lit et de maître et qu'elle avait été cédée par Pyrrhus à Hélénus, le poète latin a su lui conserver et son antique dignité et l'intérêt respectueux du lecteur. Elle demeure interdite à la vue d'Enée, elle baisse les yeux, elle raconte en rougissant ses tristes aventures. Et ces deux autels « double source de larmes » élevés à la mémoire d'Hector et d'Astyanax (1)!

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C'est ainsi qu'on aime à la voir, conservant pieusement au sein de l'esclavage et sur la terre étrangère le souvenir du fils et de l'époux qu'elle aima si tendrement. C'est ainsi que, malgré les souillures de l'esclavage, elle reste encore le type de l'épouse et de la mère.

Comme l'auteur de l'Enéide, Sénèque a pris Andromaque dans l'Iliade, et l'a transportée telle qu'Homère l'avait conçue, dans sa tragédie des Troyennes. Dès les premiers mots qu'elle prononce au commencement de ce troisième acte le plus beau morceau qui soit sorti de la plume de Sénèque, nous reconnaissons l'Andromaque de la porte Scée. Si elle a survécu à son époux, c'est qu'Astyanax lui restait; elle a dû vivre pour son enfant, l'épouse a dû se sacrifier à la mère (1). « Pour me soustraire aux outrages des Grecs, s'écrie-t-elle, j'aurais déjà rejoint mon époux, si cet enfant ne m'attachait à la vie. Lui seul m'oblige à invoquer encore les Dieux. » Et plus loin, lorsqu'elle se décide à livrer à la destruction le tombeau d'Hector pour sauver les jours d'Astyanax (2): « Cher Hector, j'en atteste les Dieux cruels, et plus encore tes mânes, mes véritables Dieux, je n'aime dans mon fils que

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