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son peuple 1 et même pour le salut du genre humain. Quoique le Targum, ou paraphrase chaldéenne de Jonathan, appliquât cette prophétie au Messie, plus tard les Juifs l'appliquèrent soit à quelque prophète célèbre, soit à quelque corps collectif. Les adversaires modernes de la prophétie ont généralement adopté la dernière interprétation, quoique avec une grande diversité d'opinions quant à l'application particulière qu'ils en ont faite. La théorie favorite paraît être que la prophétie représente, sous la figure du serviteur de Dieu, tout le peuple juif, fréquemment désigné sous ce titre dans l'Ecriture, et qu'elle décrit les souffrances, la captivité et le rétablissement de la race entière 2. D'autres, cependant, préfèrent un sens plus restreint et appliquent le passage entier au corps des prophètes. Cette explication a rencontré dans Gesenius un champion aussi savant qu'habile 3.

Il est bien vrai que ce serviteur de Dieu est représenté comme un seul individu; mais les défenseurs de l'application collective invoquent un texte qui, selon eux, contient un argument décisif en leur faveur; c'est le huitième verset du cinquante-troisième chapitre «< Pour le péché de mon peuple, un châtiment lui fut infligé. « Le pronom employé dans ce verset se rencontre rarement, il est usité principalement dans les poètes (lamo.) On a prétendu que ce pronom ne pouvait s'employer qu'au pluriel, et que, par conséquent, le texte devrait être rendu ainsi : « Un châtiment leur est infligé. >> Or, ce sens serait absolument incompatible avec une prophétie qui ne ferait allusion qu'à un seul individu : on présente donc ce sens comme donnant la clé du passage entier, et prouvant qu'un corps collectif peut seul être désigné sous la figure du serviteur de Dieu. La prophétie serait alors entièrement détruite; au lieu de la prédiction formelle de la mission et de la rédemption du Messie, il ne nous resterait qu'une élégie pathétique sur les souffrances des prophètes ou du peuple. Pour terminer la dispute d'une manière décisive, Rosenmüller en appelle à ce

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Chap. 53, 12. Matth. XXVI, 28. Rom, V, 19, Is. LII, 15. Voyez Jahn, Appendix hermeneuticæ, II. Vienne 1815, p. 5.

2 Eckermann, Theologische Beytrage, Erst. S., p. 191. Rosenmüller, Jesaja vatic. Lips. 1820, v. 3, p. 326.

3 Philologisch-kritischer, Zweiter, Th. Lips. 1821, p. 168.

mot dans le prolégomène qu'il a écrit sur le chapitre en question, et il suppose que le prophète a fait usage du même pronom dans le dessein exprès d'écarter toute incertitude sur ce qu'il veut dire 1. Gesenius le cite aussi dans le même but que Rosenmüller 2, et il considère comme l'effet d'une prévention la traduction de ce passage par le singulier, telle qu'elle existe dans la version syriaque et dans saint Jérôme 3. Mais Gesenius, comme je l'ai déjà fait entendre, avait préparé la voie pour son propre commentaire, et cherché à rendre inutile toute discussion à cet égard, en posant dans sa grammaire une règle évidemment faite à l'intention de ce passage.

Il a voulu établir que le pronom poétique lamo s'emploie seulement au pluriel, et que, bien qu'il se rapporte quelquefois à des noms singuliers, cela n'arrive que lorsque ces noms sont collectifs. Après avoir cité un grand nombre d'exemples, il reproduit le texte en question. « Dans ce passage, remarque-t-il, la discussion grammaticale présente un intérêt de dogme; le sujet de ce chapitre est toujours désigné au singulier, excepté dans cet endroit du texte; mais on comprend facilement comment, dans le chapitre V, v. 8, il peut prendre le signe du pluriel, puisque, comme cela me paraît certain, ce serviteur de Dieu représente le corps des prophètes 4. » Vous voyez combien une discussion, de peu de valeur en elle-même, peut devenir importante, et com

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« Ce qui nous empêche entièrement de croire que le prophète parle d'une seule personne, c'est ce que disent d'elle, à la fin du verset 8, ceux que lui-même fait parler. Car nous voyons dans ce passage lamo, pris collectivement pour laem, et en se servant de cette expression, que le prophète a voulu faire entendre que ce ministre divin dont il parle est une réunion de plusieurs hommes exerçant le même ministère, représentée sous l'image d'une seule personne. Ainsi, toute interprétation ayant pour but d'appliquer ce passage à une seule personne doit être écartée. » Ubi sup., 330, cf. p. 359.

2 Ubi sup., p. 163, 183.

3 Erst. Th., erste Abth., p. 86-88. Le Targum, Symmachus et Theodotion, qui ne sont point des interprètes chrétiens, rendent le mot de la même manière,

4 Lehegebaüde, p. 221.

ment une discussion qui s'est élevée pour savoir si un pronom insignifiant ne s'emploie qu'au pluriel, ou peut s'employer au singulier, est devenue le pivot sur lequel a tourné une question d'un intérêt réel pour l'évidence du Christianisme 1.

Mais les travaux de Gesenius sur la grammaire n'étaient pas assez parfaits pour empêcher d'autres savants de suivre la même route. En 1827, une grammaire très-complète fut publiée par Ewald, qui nécessairement discute la règle grammaticale établie par Gesenius à l'égard du pronom dont il s'agit : il a réuni de nouveaux exemples, et, par l'examen des rapports et des ressemblances qu'ils ont entre eux, il détermine d'une manière concluante que cette forme inusitée peut bien être employée pour le singulier 2.

On doit se rappeler que la discussion élevée sur cette prophétie particulière est étroitement liée avec le principe qui met en question s'il existe aucune prophétie dans l'ancien Testament. C'est par des explications partielles de ce genre que les rationalistes se débarrassent de l'ensemble des prophéties qui coufirment si puissamment la vérité du Christianisme. Ce passage est, en outre, d'une importance particulière, en ce qu'il prouve la mission du Christ et son identité avec le roi promis des Juifs. Je dois aussi faire observer qu'il existe, outre les solutions données par le texte, d'autres solutions qui confirment la prophétie, et qui cependant laissent le pronom au pluriel, L'une est de Jean, ubi sup., p. 24; une autre, que je crois plus conforme aux usages de la langue hébraïque, est dans Hengstenberg, Christologie des alten Testam. Berlin 1829; Erst. th. zweit. Abth., p. 330.

2 Kritische Grammatik. etc. D. Georg. H. A. Ewald. Leips. 1827, p. 365. Il serait déplacé, dans un discours public, d'entrer dans le détail minutieux des exemples qui confirment une règle grammaticale; c'est pourquoi je ferai observer dans cette note qu'il existe, outre les preuves puisées par Ewald, dans Job xxvii, 23, et particulièrement dans Isaïe XLIV, 15, 17, preuve tout-à-fait satisfaisante, d'autres considérations qui confirment l'emploi de lamo au singulier. 1o Le suffix mo qu'on joint au nom est certainement pris au singulier, dans le ps. x1, 7, où il est dit de Dieu son visage; un suffix pluriel ne peut jamais se rapporter au nom sacré Jéhovah, de même qu'on ne peut adjoindre un pluriel au mot majesté (plurale majestatis), 'Ewald, ib. De là, Gesenius suppose que l'emploi de ce suffix est une méprise de l'auteur ( ubi sup.,

Ainsi les difficultés élevées contre l'interprétation favorable au sens prophétique se trouvent levées par un des grammairiens les plus modernes, et tous les arguments que cette interprétation présente en faveur de ce sens sont rétablis dans leur force primitive, grâce à la persévérance avec laquelle on a approfondi cette même science dont on s'était d'abord armé pour les combattre.

L'herméneutique, ou principes d'interprétation biblique, ne paraitront guère une science plus capable de perfectionnement que la grammaire hébraïque. Les premiers écrivains de l'Eglise ne comprirent-ils pas le livre sacré, et par conséquent ne durent-ils pas être guidés dans son interprétation par des règles fixes et certaines? Je sens toute la force de cette question, mais elle recevra, je l'espère, une réponse satisfaisante dans ce que je vais dire. Au reste, quand je parle de l'herméneutique comme d'une science, j'entends cet assemblage régulier de principes et de règles qui servent de préparation à l'étude de la sainte parole de Dieu, et qui la rendent comparativement plus facile. De même que nous avons de meilleures grammaires des langues grecque et latine que n'en possédaient ceux qui parlaient ces langues, et cela sans prétendre toutefois les connaître ou les parler mieux qu'eux; de même les savants modernes ont recueilli et classé avec soin les principes d'interprétation sacrée fondés sur la logique et sur la raison, que l'on trouve épars dans les écrits des anciens, et dont ils faisaient usage dans les interprétations littérales, sans y renvoyer comme à des règles fixes.

On ne contestera pas l'exactitude de cette dernière assertion. Il est vrai que les Pères s'étendent souvent sur des allégories et des mystères que le goût du temps exigeait, et qui servaient à l'instruction morale de leurs lecteurs ou de leurs auditeurs. Il est vrai aussi que, lorsqu'ils commentent, même littéralement, ils ne suivent pas toujours les théories qu'ils ont eux-mêmes clairement posées; sans doute ils préfèrent des discussions théologiques, appropriées à leur sujet, au rôle moins agréable de commentateur.

p. 216). 2o Dans la langue éthiopienne, le suffix omo s'emploie certainement au singulier. Lud. De Deu. Crit. sacra, p. 226. Ce pronom semble être commun non-seulement aux deux nombres, mais aussi aux deux genres, puisqu'il paraît être pris au féminin, dans Job xxix, 7.

Toutefois, je n'hésite pas à affirmer que c'est dans leurs traités qu'on doit trouver les meilleurs principes d'interprétation biblique, et que c'est dans leurs commentaires que se rencontre l'application la plus judicieuse et la plus précise de ces interprétations.

Les Pères connaissaient bien la différence qui existe entre l'interprétation littérale et l'interprétation allégorique. Saint Ephrem, par exemple, a soin d'avertir ses lecteurs quand il néglige le sens littéral pour le sens mystique. Junilius nous a assuré que, dans l'école syriaque de Nisibis, où vivait saint Ephrem, on faisait un cours qui servait d'introduction à l'étude de l'Ecriture; il a donné un extrait des principes qu'on y enseignait, et qu'il avait recueillis de la bouche d'un savant persan : ces principes résument certainement en peu de mots les règles les plus importantes des herméneutiques modernes. Le mérite de saint Chrysostôme, comme commentateur littéral qui sait le cas qu'il doit faire des prétendues améliorations des biblistes de son temps, est reconnu par Winer 3, critique qui appartient à l'école la plus sévère; il ne refuse pas non plus une louange non équivoque à Théodoret, disciple de saint Chrysostôme. Mais, puisque je suis sur ce sujet, j'espère que vous voudrez bien m'accorder quelques instants

1 Voyez Horæ Syriacæ, p. 54, et l'Essai de Gaab, sur la manière de commenter suivie par saint Ephrem, dans le Memorabilien de Paulus, n° 1, p. 65 et suiv.

2 De Partibus divinæ legis. Biblioth. magna Pat. col., tome VI, page 2.

3 Car, dans les homélies qu'il a faites sur chacun des livres saints, la méthode qu'il regarde comme la meilleure, c'est de ne traduire chaque mot, chaque période, qu'en se réglant sur les locutions usitées, sur l'histoire, et enfin sur les conseils des écrivains sacrés; et en ce genre d'écrits il a fait preuve lui-même d'une habileté ferme et sûre; en sorte que si l'on trouve en lui peu d'interprétations qui ne soient pas justes, on n'en trouve jamais une seule hasardée. Epître de saint Paul aux Galates, annotée et expliquée par le doct. G. Ben Winer, d'après le texte grec. Leips. 1828, p. 15. Nous demanderons de quel commentateur moderne on pourrait parler ainsi.

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