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niment plus maltraités que les valets de celui qui s'enrichit à les nourrir. Je ne sais s'il en est précisément de même dans les autres châteaux de cette espèce; mais la nature de leur institution donne lieu de soupçonner que si les vexations n'y sont point aussi criantes, il n'en est pas moins vrai qu'il s'y exerce des vexations. Certaine ment un pillage cruel, supporté par des hommes si malheureux, est contraire aux intentions du gouvernement, qui prodigue des sommes considérables à l'entretien des prisons d'État. Cependant ceux qui y gémissent ont droit de l'accuser de leur misère; car ils ne peuvent attendre justice que des ministres, et les moyens de la réclamer leur sont ôtés.

Ce n'est pas seulement sur l'objet des besoins physiques que les prisonniers de Vincennes sont barbarement opprimés; leur sort, déjà si triste par la privation la plus complète de toute liberté, est encore aggravé, au mépris de l'humanité et même du bon sens, dans les vues que je tâcherai de dévoiler. On trouvera ici l'exposition fidèle de tous ces griefs. Les faits peuvent être aisément vér fiés : ils ne seront point articulés vaguement, et j'indi querai des moyens sûrs pour les constater.

Je traiterai d'abord des emprisonnemens arbitraires. je parlerai ensuite des prisons d'État.

Je prouverai que la prérogative royale par laquelle un citoyen peut être détenu prisonnier, en vertu d'une lettre close et sans aucune forme judiciaire, est une violence contraire à notre droit public et réprouvée par nos lois; que, fût-elle fondée sur un titre légal, elle n'er serait pas moins illégitime et odieuse, parce qu'elle répugne au droit naturel, parce que les détentions arbitraires sont destructives de toute liberté, et que la li berté est le droit inaliénable de tous les hommes. Je prouverai enfin que l'usage des lettres de cachet est ty

Il est aisé de sentir que ce qui sera prouvé pour les emprisonnemen le sera pour les exils et quelque punition que ce soit.

Irannique, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, et que son utilité prétendue, entièrement illusoire, ne saurait jamais balancer les inconvéniens terribles qui en résultent.

Après avoir ainsi considéré les lettres de cachet relativement au droit positif, au droit naturel, à la société, aux particuliers, je rendrai compte de l'administration intérieure du donjon de Vincennes : je proposerai ensuite des moyens fort simples de s'assurer des principaux abus de cette gestion infidèle et oppressive, et d'y apporter un remède efficace et sûr.

J'ai médité long-temps mon sujet, et je crois l'avoir envisagé sous toutes ses faces, condition nécessaire de laquelle dépend en tout genre la justesse de nos opinions. Si je n'ai pas fait mieux, c'est que cela m'a été impossible, soit faute de génie, soit manque de secours. C'est au milieu de la vie la plus errante et la plus agitée que j'ai acquis le très-petit nombre de connaissances que je è possède. Je n'eus jamais de maîtres, et je n'ai plus de I conseil. Séparé de mes amis, privé de livres, de correspondances, de tranquillité, de liberté, de santé, de tout, excepté de loisir et de sensibilité, on ne saurait être embarrassé de plus d'entraves: mais libre ou non, je réclamerai, jusqu'à mon dernier soupir, les droits de l'espèce humaine. Eh! quel moment plus propre à combattre le despotisme que celui où l'on gémit sous ses liens?

Aucune animosité particulière ne m'excite: mon ouvrage n'est point une satire maligne, fruit de l'aigreur et du ressentiment. On n'y trouvera ni anecdotes hasardées, ni fictions ingénieuses, ni exagérations. S'il contient quelque énergie, c'est celle des choses; si quelque chaleur, c'est la haine de l'injustice qui l'a produite. J'écris dans l'espoir d'être utile, si ce n'est en répandant des principes, qui ne sont pas de nature à plaire au gouvernement, du moins par les détails que je donne sur les vexations que les ministres ignorent, et qu'ils n'ont point

d'intérêt à tolérer. S'ils ne profitent pas de cette relation, où tout est conforme à la plus exacte vérité, les parens qui, dans un accès de fougue, ou dans des circonstances embarrassantes, ont livré leurs enfans à l'avide geôlier de ces sombres cachots, d'où les plaintes ne peuvent sortir, réfléchiront peut-être sur l'emploi qu'ils font de leur argent et de leur crédit. Si leur âme dénaturée compte pour rien le supplice qu'endurent leurs victimes, ils penseront du moins qu'ils peuvent les immoler moins chèrement. Si la voix de la nature se fait encore entendre en eux, s'ils veulent punir et non détruire, contenir et non étouffer, ils verront quelle est leur erreur et se hâteront de la réparer.

PREMIÈRE PARTIE.

DES LETTRES DE CACHET

CONSIDÉRÉES RELATIVEMENT AU DROIT POSITIF, AU DROIT NATUREL A LA SOCIÉTÉ ET AUX PARTICULIERS.

CHAPITRE PREMIER.

Jussions arbitraires formellement réprouvées par nos lois, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à nos jours. Cruauté des Valois et nommément de Louis XI envers les prisonniers d'État. A quelle époque les lettres de cachet se sont multipliées. Premier et unique édit qui les autorise.

« On en a usé ainsi dans tous les temps, » disait Louis XIV', lorsqu'on lui parlait de l'iniquité des lettres de cachet. Ses ministres lui avaient sans doute persuadé cet impudent mensonge, qui s'accordait si bien avec son humeur altière. Ce prince, qui demandait à quoi servait de lire2, ne savait rien : il n'avait

Mémoires de Maintenon.

2 C'est au duc de Vivonne que Louis XIV faisait cette étrange question. Ce courtisan, qui avait de l'embonpoint et de belles couleurs, lui répondit: La lecture fait à l'esprit ce que vos perdrix font à mes joues. (Voyez cette anecdote dans le Siècle de Louis XIV de Voltaire, chap. xxvI.) Ce prince brûla lui-même, après la mort de Fénelon, tous les manuscrits que le duc de Bourgogne avait conservés de son précepteur. (Ibid.) C'est bien là la vengeance d'un despote ignorant, qui n'aime que son orgueil et abhorre la vérité. Caligula voulut détruire les ouvrages d'Homère, et brûla ceux de Virgile. Je ne vois pas qu'il y ait une grande différence entre cette action et celle de Louis XIV. Un roi capable d'un tel acharnement eût été un Omar, si les hommes de lettres de son temps ne s'étaient

aucune connaissance de l'histoire. L'expérience pouvait seule lui avoir donné quelques lumières; mais l'expérience, qui ne s'acquiert point à force d'agir (car la vie la plus active est encore très-bornée par les choses et par le temps), sera toujours un guide infidèle, lorsque la théorie ne l'éclairera pas. Louis XIV dédaignait peut-être autant l'une que l'autre. Tout avait fléchi sous le poids de sa volonté : il prenait le fait pour le droit : il ignorait qu'un grand nombre d'ordonnances de ses prédécesseurs ont défendu à tous juges « d'avoir aucun égard aux lettres closes ou de >> cachet qui seraient accordées sur le fait de la jus» tice1; » il ignorait qu'en remontant dans les fastes de la nation, on trouve que tout Français jugé par ses pairs 2 jouissait du privilége de ne pouvoir être emprisonné sous quelque prétexte que ce fût, à moins d'un crime capital et notoire3, et que depuis l'anéantissement des priviléges nationaux, nos souverains se sont engagés, par des lois formelles, à ne point retenir un de leurs sujets prisonnier plus de vingt-quatre heures sans lui faire son procès.

pas montrés des adulateurs sans modération et sans pudeur. Louis XIV les protégeait pour l'intérêt de sa vanité, comme Denis le jeune, tyran de Syracuse, qui disait : « J'entretiens à ma cour des philosophes et des >> beaux-esprits, non que je les estime, mais parce que je veux être estimé » à cause de la faveur que je leur montre. » Encore les bienfaits du despote français furent-ils souvent empreints de son ignorance et de son injustice.

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Voyez le § 1 à la suite de la seconde partie de cet ouvrage.
Voyez le § 2 des preuves et éclaircissemens.

3 Voyez ibid.

4 Sous son propre règne on se relâcha à cet égard de la rigidité des anciennes ordonnances, et la fameuse déclaration, publiée et enregistrée le 24 octobre 618, porte : « Que l'on ne pourra plus tenir aucun même par» ticulier du royaume en prison plus de trois jours sans l'interroger. » Il est vrai que cette déclaration fut donnée au commencement des troubles de la minorité de Louis XIV; mais à cet égard, le parlement fut plutôt

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