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gouverner infiniment plus courte que celle des préteurs, et cette méthode est retrouvée de nos jours. Un seul donnait pour lois ses fantaisies; il commandait à ceux qu'il haïssait de mourir, et ses amis obtenaient de lui tout ce qu'ils pouvaient désirer. On croirait qu'un homme doit être bien embarrassé pour conduire de si grandes machines! Mais point du tout. On simplifi les objets : le dictateur romain égorgeait tout ce qui le gênait: nous ne sommes pas si sanguinaires; no: dictateurs modernes rempliront la Bastille, Vincennes et autres lieux salutaires: or un enfant y garderait dix mille personnes, une fois les portes fermées; ainsi plus d'embarras.... Mais les autres s'irriteront.... Peut-être que non : nous sommes si patiens! Après tout, il faut bien que chacun ait son tour, ou l'équilibre des choses humaines et même celui de la nature serait rompu. « Romains qui m'écoutez, disait le Dalmate Baton, prenez-vous-en à vous-mêmes si nous sommes révoltés; pour paître vos troupeaux, vous envoyez des loups et non des pasteurs. » Voilà le manifeste de tous les peuples opprimés. Je ne vous promets donc pas que les cohortes prétoriennes ne fassent et ne défassent un jour les rois2; que l'anarchie ne succède au despotisme, d'autant plus faible qu'il a plus de soldats, si ces soldats cessent d'être fidèles; je vous prédis même que cela arrivera; car la nature des choses ne saurait changer. En attendant, il y a des palliatifs. Essayez de mettre tout

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Sénèque se dispose-t-il à quitter la vie? dit Néron. Le tribun répond que Sénèque n'a fait paraître aucun signe de crainte, et que son visage el ses paroles n'annoncent point de triste projet. Retournez, dit l'empereur, ORDONNEZ-LUI DE MOURIR. (« Ergo regredi et indicere mortem jubetur. » Tacit. Ann. xv, 61.)

2 Cette révolution ne se fit pas attendre à Rome tout-à-fait un siè le Après la mort de Néron, les armées s'arrogèrent le droit d'élire les empe reurs, et ne s'en dessaisirent plus.

le royaume en prisons d'État. Cela sera cher; mais les biens des détenus y pourvoiront. Des nègres ou des blancs enchaînés les cultiveront: on ne vous contrariera plus; vous serez maitre; maître absolu par la grâce de Dieu et des verroux : et le despotisme, promenant ses regards sur de vastes déserts, s'applaudira d'avoir tout opprimé....

Voilà, voilà nécessairement où doivent nous conduire nos systèmes arbitraires. Car, si l'autorité despotique est bonne, on ne saurait la rendre trop complète ni trop simple; il n'y a donc point de milieu: ou le règne absolu des lois, ou le règne absolu du despotisme. Je viens de montrer ce que nous gagnerons à ce dernier régime; cherchons ce qu'indépendamment même des révolutions, d'autant plus prochaines que la puissance est plus absolue, il produira au despote qui ne sait pas, qui ne saura jamais qu'il chancèle sur son trône depuis le moment où la vérité a cessé de pouvoir arriver jusqu'à lui... L'infortuné! je le vois aussi esclave que ceux qu'il tient aux fers. Je lui vois moins de crédit dans son empire qu'aux maîtresses des commis de ses visirs. Il foule tout un peuple; il expose sa couronne et sa personne pour l'intérêt de quelques hommes qui s'emparent de lui par toutes sortes de voies, qui le gardent à vue, qui sont ses maîtres' en un mot, et seraient bientôt ses successeurs, si l'intrigue, qui assiége le trône, ne le défendait de leurs attentats en renversant tour à tour les ambitieux et leurs projets. « Mes peu

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Louis XIII, dans une de ses lettres, se plaint ainsi du maréchal d'Ancre. «Il m'empêche, dit-il, de me promener dans Paris: il ne m'accorde que le plaisir de la chasse, que la promenade des Tuileries; il est défendu aux officiers de ma maison, ainsi qu'à tous mes sujets, de m'entretenir d'affaires sérieuses et de me parler en particulier.» (Cette anecdote est tirée du livre de l'Esprit.)

ples sont mes sujets, dit fièrement ce monarque. Soit; mais qu'es-tu, toi? Le sujet de tes ministres ; et tes ministres, à leur tour, que sont-ils? les sujets de leurs commis; les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez de l'argent à pleines mains; dressez des batteries de canon; élevez des gibets, des roues, donnez des lois, des édits; multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les chaînes.... Pauvres petits hommes! de quoi vous sert tout cela? vous n'en serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus; vous direz toujours: Nous voulons, et vous ferez toujours ce que voudront les autres1. »

Eh! ne vaudrait-il donc pas mieux, sans se donner tant de peines (vos fronts soucieux les décèlent assez), sans s'exposer à tant de dangers (à quoi bon ces prisons, ces chaînes, ces innombrables soldats, si vous ne les craignez pas?), sans prodiguer tant d'or (que vous pourriez du moins employer à des usages plus agréables); sans faire tant de malheureux, dont l'idée est quelquefois importune, pour être à la fin malheureux soi-même, souverainement ennuyé, et dans le fait un esclave couronné; ne vaudrait-il pas mieux ne vouloir que ce qu'on peut, ne faire que ce qu'on doit, employer les hommes à son profit au lieu de les opprimer; et ce profit, pour qui peut-il être plus grand que pour celui qui est investi de la puissance publique ; qui le représente, qui l'exerce? Je conçois que des ministres, pour la plupart hommes nouveaux, qui, ne possédant qu'une existence précaire et momentanée, ont tout à gagner et presque rien à perdre, se hâtent de pousser aussi loin qu'ils peuvent leur autorité fragile, pour faire ra. pidement leur fortune, pour s'attacher des créatures,

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pour réaliser leurs désirs. Il leur faut profiter de l'instant; demain ils ne seront plus. Mais ce prince né pour régner et qui mourra sur le trône; ce prince qui jouit d'une puissance durable qu'il transmettra à ses enfans, se nuit à lui-même autant qu'à son peuple par son insatiable et capricieuse avidité. Pourquoi donc ne respecterait-il pas des lois dont il est si favorisé? Elles lui assurent tout le pouvoir qu'il peut exercer sans risque pour lui-même et pour les autres; tous ses maux seront son ouvrage. Il ne tient qu'à lui d'être heureux et de faire des heureux. Ce n'est même qu'à l'aide de cette dernière faculté qu'il peut exercer la première. « Toute cette vaine montre qui l'environne est pour les autres. Le plaisir de faire du bien est pour lui seul. Tout le reste a ses amertumes; ce plaisir les adoucit toutes : la joie de faire du bien est tout autrement douce et touchante que celle de le recevoir : c'est un plaisir qui ne s'use point; plus on le goûte, plus on se rend digne de le goûter; on s'accoutume à sa prospérité propre, et l'on y devient insensible; mais on sent toujours la joie d'être l'auteur de la prospérité publique1; » quoi de plus aisé, de plus simple et de plus sûr que de remplir une si belle destinée? Que le prince mette sa confiance dans des lois légitimées par le consentement général, éprouvées par le temps, consolidées par l'habitude, et qui seront bientôt abrégées et perfectionnées, si l'on veut profiter des lumières publiques au lieu de les étouffer: qu'il mette sa confiance en ces lois, elles le soulageront en diminuant son ouvrage, en le débarrassant des intrigans qui auront moins à gagner auprès de lui; et, par cela seul, les mœurs publiques seront

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Massillon, qui a à peu près copié, ici comme dans beaucoup d'autres endroits, Sénèque. (Epist. 94.)

VII.

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réformées; elles centupleront ses forces en centuplant ses moyens ; elles feront sa sûreté en multipliant autour de lui les hommes contens de leur sort, en intéressant à lui tout ce qui respire sous sa protection. Je ne sais si toutes les histoires nous abusent; mais s'il en faut croire quelque chose, il est évident que ceux qui ont violés les lois ont bouleversé bien des empires, tandis qu'en respectant les hommes et leurs droits, on n'a jamais fait de mal ni aux nations, ni aux souverains.

Parcourons les difficultés qu'on peut opposer à ces principes. Je suis bien loin d'en vouloir dissimuler aucune; car c'est de bonne foi que je cherche la vérité.

CHAPITRE IX.

Réfutation d'un principe de M. de Montesquieu, qui croit qu'en certain cas il faut suspendre la liberté. Iniquité de l'ostracisme. Censure. Bill d'atteinder. Loi d'habeas corpus.

« J'avoue, dit l'auteur de l'Esprit des lois, que l'usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu'il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme on caché les statues des dieux'. » Ceci mérite d'être examiné sans doute; car le témoignage de cet illustre et respectable philosophe contre la liberté qu'il a quelquefois si bien défendue, quoiqu'il n'ait jamais osé tout dire, est vraiment redoutable. Il faut savoir ce qu'on pourrait répondre à un apologiste des lettres de cachet, qui dirait : « Le plus éloquent ennemi du despo

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