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tous les huit jours. On sent combien ces alternatives de boissons sont préjudiciables à la santé.

Je le demande : le roi donne-t-il six francs pour la nourriture journalière de chaque prisonnier (et l'on ne saurait disconvenir que cette solde ne soit très-honnête), pour qu'ils n'aient que le rebut des valets de basse-cour de leur geôlier? Dira-t-on que l'on ne croit pas placer un homme dans un lieu de délices en le mettant au donjon de Vincennes? Eh quoi! ses tristes habitans ne seraient-ils pas assez malheureux quand leurs alimens seraient passablement accommodés? En- ! core une fois, à quoi est destinée cette pension, si ce n'est à la nourriture de chaque prisonnier? Et ceux qui sont détenus à leurs frais, pourquoi paieraient-ils les menus plaisirs du commandant? Pourquoi avec leur argent ne peuvent-ils pas être bien nourris? pourquoi leur en coûte-t-il un écu pour un repas tel, que leurs domestiques demanderaient leur congé s'ils étaient obligés de s'en accommoder?

En considérant ces mets qui font redouter les besoins de la nature, je me figure un homme âgé, accoutumé à une chère délicate ou soignée, moins éprouvé que moi par toute sorte d'événemens, de revers et de voyages, dont le cœur soit dépourvu d'affections vives,' et l'esprit vide de choses, qui, par conséquent, donne davantage à ses goûts physiques, à un sens tout matériel, le seul, hélas ! dont l'activité pourrait être exercée dans la cruelle position où il gémit, et qui ressente avec plus de force des privations qu'il n'a jamais connues; quelle vie, me dis-je à moi-même, quelle vie mène-t-il ici? Les heures du repas, peut-être les seules où il se promettait quelque plaisir, deviennent une partie de son supplice. Son geôlier barbare vient, en dé

pit de la nature, mêler un tourment moral à une impression purement physique. Si le plaisir des êtres sensibles est l'instrument de leur conservation, le dégoût joint à tant d'autres chagrins doit ruiner lentement la santé, et c'est ici le plus grand des malheurs que d'être malade sans périr. Des viandes demi-crues ou recuites plusieurs fois, dures à ne pouvoir être triturées, ou voisines de la corruption et dénuées de suc, forment une nourriture aussi malsaine que désagréable 1. Quel sentiment d'honneur et de pitié supposer à un homme qui peut se résoudre à gagner sans modération et sans mesure sur les alimens d'un malheureux qu'il tient aux fers? Cet homme n'a cependant aucun frein que sa propre conscience personne ne le surveille on ne peut se plaindre qu'à lui ou par lui: il est partie, juge et témoin; comment ne serait-il pas

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aussi bourreau ?

Avant que de passer à cette importante observation, il faut raconter quelques autres brigandages qui n'ont point de nom, et dont l'un, infiniment essentiel dans ses suites, donnera quelque idée des principes de l'administrateur qui en est capable.

1 M. Hecquet, qui, dans son Traité de la digestion, attribue la plupart des maladies aux vices de la digestion, dit «< qu'elle est une sorte d'élixation, >>> et qu'ainsi c'est soulager le travail de l'estomac que de lui donner des » viandes bien apprêtées.

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CHAPITRE II.

Autres détails pécuniaires. Par quelles manœuvres on a ôté aux prisonniers tout moyen de plainte. Visites du lieutenant de police. Formalités nécessaires pour écrire, lors même que le ministre en a laissé la liberté.

le

J'ai dit que le roi passait trois cordes de bois par prisonnier. Le commandant s'en arroge une, ou di moins, le prix d'une quitte et net, sous le prétexte de l'entretien des corps-de-garde qui sont fournis par roi, et qui même, dit-on, ont un excédant accordé par le gouverneur. Ce bois est évalué sur le pied de deux louis la corde, soit pour les prisonniers au compte du roi, soit pour ceux qui sont à leurs frais, au lieu de trente-six livres qu'il coûte réellement *. Les deux cordes de bois, destinées à chaque cheminée, sont donc payées six louis à M. de Rougemont, et ne lui en coûtent que trois. C'est encore un objet de huit cent soixante-quatorze livres annuelles (en supposant toujours douze prisonniers), que je n'avais pas comptées au nombre des profits de sa place. Vous croyez peutêtre que ce bois, si chèrement acheté, est du moins à la disposition de ceux qui le paient, ou pour qui on le paie? Vous vous trompez beaucoup : les porte-cles ont ordre de ne faire aux prisonniers que deux feux par jour, c'est-à-dire de ne mettre du bois dans les poêles ou cheminées que le matin en entrant chez eux.

1 Ces 12 liv. d'excédant passent sous le prétexte de frais de sciage el de montage, qui sont cependant déboursés par les porte-clefs, lesquels doivent être plus qu'indemnisés, dit M. de Rougemont, par la vente des

cendres.

et une autre fois au dîner ou au souper. La consommation de chaque jour ne doit monter qu'à six bûches, et huit au plus, si elles sont petites. Voici maintenant quel est l'objet de cette incroyable volerie. L'excédant des deux cordes, à la fin de l'hiver, est au profit du commandant, car les porte-clefs n'ont ici que les restes qu'on ne saurait leur ôter, ceux des alimens que les prisonniers jetteraient par leurs lucarnes plutôt que de les renvoyer, de peur qu'ils ne leur revinssent encore. Si quelque porte-clefs n'ayant point de famille, veut les revendre dans le village de Vincennes, les paysans n'en offrent rien. « C'est de la nourriture du donjon, » disent-ils, que voulez-vous qu'on en fasse? » Tant la réputation de M. de Rougemont est bien établie 1. Mais l'excédant du bois, dont nous parlions tout-àl'heure, est tel, que sur deux années de chauffage le commandant en gagne une, en y comprenant les cordes qu'il ne fournit point et qui lui sont payées.

Un prisonnier est-il malade, il est évident que son porte-clefs a beaucoup plus de peine à le servir. Il faut monter souvent à sa chambre, aller chercher des médicamens, quelquefois le veiller : en un mot, l'ouvrage et la fatigue décuplent. Il paraîtrait d'autant plus naturel de laisser la nourriture du prisonnier à cet homme, qu'assurément le malade la paie comme s'il la consommait. Voici l'ordre qui s'observait avant M. de Rougemont. On donnait au porte-clefs trois livres de viande pour faire le bouillon du prisonnier dans sa chambre, et sous ses yeux. Son bouillon était bon, et la viande restait à son garde. Cet ordre simple et dé

Les porte-clefs sont parvenus à tirer de ces restes trois à quatre sous par jour, en les donnant à une revendeuse qui nourrit les gagne-petits, les mendians, etc. C'est environ un sou par restes de prisonnier.

cent est changé. Le commandant a assuré aux malheureux habitans du donjon de Vincennes que leur bouillon fait chez lui serait infiniment meilleur. Il est arrivé ce que tout le monde avait prévu. M. de Rougemont a envoyé du lavage, et la viande est restée dans sa cuisine. Ceci n'est qu'une lésinerie; voici une horreur.

Un prisonnier se conduit mal ou mécontente le commandant : il est mis au cachot; punition fréquemment infligée, dit-on, dans ces lieux où tout est cachot, mais où l'on voit du moins le jour dans le chambres ordinaires. Le prisonnier y est au pain et à l'eau. Il est évident que si les porte-clefs n'avaient pas ordinairement les restes de ceux qu'ils gardent, un commandant qui aurait quelque sentiment d'honneur, pour écarter toute idée d'injustice et d'intérêt, et montrer qu'en punissant il n'a vu que la nécessité de punir, livrerait dans cette occasion à ses subalternes une nourriture qui n'est plus à lui, puisqu'il en a reçu le prix. Cela s'est pratiqué ainsi jusqu'à M. de Rougemont; mais il a mis ordre à ce gaspillage, car voilà comme il l'appelle. Le prisonnier reste des mois entiers au cachot, y mange du pain arrosé de ses larmes, et peut penser avec justice que si sa pension était moins forte, il serait moins long-temps dans cet affreux séjour qu'on peut appeler le cachot de la faim'.... Les réflexions sont inutiles; elles n'ajouteraient rien à ce fait, qui ne peut être aggravé, et suffit pour caractériser la plus sordide et la plus impitoyable tyrannie.

Voilà quel est l'homme à qui l'on confie un empire

Voyez l'effroyable récit du comte Ugolin dans le Dante. (Chant xxxIII.) Breve perfugio dentro della muda,

La qual per me ha 'l titol della fame.

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