Page images
PDF
EPUB

SUR LE

VOYAGE PITTORESQUE ET HISTORIQUE DE L'ESPAGNE,

PAR M. ALEXANDRE DE LABORDE 1.

Juillet 1807.

Il y des genres de littérature qui semblent appartenir à certaines époques de la société : ainsi la poésie convient plus particulièrement à l'enfance des peuples, et l'histoire, à leur vieillesse. La simplicité des mœurs pastorales ou la grandeur des mœurs héroïques veulent être chantés sur la lyre d'Homère; la raison et la corruption des nations civilisées demandent le pinceau de Thucydide. Cependant la muse a souvent retracé les crimes des hommes; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poëte, que les crimes mêmes en paroissent embellis; l'histoire seule peut les peindre sans en affoiblir l'horreur. Lorsque, dans le silence de l'objection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paroît chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus; et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l'auteur des Annales, bientôt il ne fera voir, dans le tyran déifié, que l'histrion, l'incendiaire et le parricide: semblable à ces premiers chrétiens d'Égypte qui, au péril de leurs jours, pénétroient dans les temples de l'idolâtrie, saisissoient au fond d'un sanctuaire ténébreux la divinité que le crime offroit à l'encens de la peur, et traînoient à la lumière du soleil, au lieu d'un dieu, quelque monstre horrible.

Mais si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux. Il ne suffit pas toujours, pour peindre les actions des hommes, de se sentir une âme élevée, une imagination forte, un esprit fin et juste, un cœur compatissant et sin

1 Voilà l'article qui tit supprimer le Mercure, et qui attira une persécution violente à l'auteur. Comme ce morceau est devenu historique, on n'a pas voulu y toucher, et l'on y a laissé les fragments de l'Itinéraire qui s'y trouvent. A cette époque l'Itinéraire n'étoit pas publié.

cère il faut encore trouver en soi un caractère in

trépide, il faut être préparé à tous les malheurs, et avoir fait d'avance le sacrifice de son repos et de sa vie.

Toutefois il est des parties dans l'histoire qui ne demandent pas le même courage dans l'historien. Les Voyages, par exemple, qui tiennent à la fois de la poésie et de l'histoire, comme celui que nous annonçons, peuvent être écrits sans péril. Et néanmoins les ruines et les tombeaux révèlent souvent des vérités qu'on n'apprendroit point ailleurs; car la face des lieux ne change pas comme le visage des hommes : Non ut hominum vultus ita locorum facies mutantur.

L'antiquité ne nous a laissé qu'un modèle de ce genre d'histoire : c'est le Voyage de Pausanias; car le Journal de Néarque et le Périple d'Hannon sont des ouvrages d'un ordre différent. Si la gravure eût été connue du temps de Pausanias, nous posséderions aujourd'hui un trésor inestima ble; nous verrions en entier, et comme debout, ces temples dont nous allons encore admirer les débris. Les voyageurs modernes n'ont songé qu'assez tard à fixer, par l'art du dessin, l'état des lieux et des monuments qu'ils avoient visités. Chardin, Pococke et Tournefort, sont peut-être les premiers qui aient eu cette heureuse idée. Avant eux, on trouve, il est vrai, plusieurs relations ornées de planches; mais le travail de ces planches est aussi grossier qu'il est incomplet. Le plus ancien ouvrage de cette espèce que nous nous rappelions est celui de Monconys; et cependant depuis Benjamin de Tudèle jusqu'à nos jours, on peut compter à peu près cent trente trois voyages exécutés dans la seule Palestine.

C'est à M. l'abbé de Saint-Non et à M. de Choiseul-Gouffier qu'il faut donc rapporter l'origine des Voyages pittoresques proprement dits. Il est bien à désirer pour les arts que M. de Choiseul achève son bel ouvrage, et qu'il reprenne des travaux trop longtemps suspendus par des malheurs les amis de Cicéron cherchoient à le consoler des peines de la vie en lui remettant sous les yeux le tableau des ruines de la Grèce.

:

L'Italie, la Sicile, l'Égypte, la Syrie, l'AsieMineure, la Dalmatie, ont eu des historiens de leurs chefs-d'œuvre on compte une foule de tours ou de voyages pittoresques d'Angleterre; les monuments de la France sont gravés : il ne restoit plus que l'Espagne à peindre, comme le remarque M. de Laborde.

Dans une introduction écrite avec autant d'élégance que de clarté, l'auteur trace ainsi le plan de son voyage:

[ocr errors]

L'Espagne est une des contrées les moins ⚫ connues de l'Europe, et celle qui renferme cependant le plus de variété dans ses monuments « et le plus d'intérêt dans son histoire.

« Riche de toutes les productions de la nature, ⚫ elle est encore embellie par l'industrie de plusieurs âges et le génie de plusieurs peuples. La majesté des temples romains y forme un contraste singulier avec la délicatesse des monu■ments arabes, et l'architecture gothique avec la beauté simple des édifices modernes.

« Cette réunion de tant de souvenirs, cet héritage de tant de siècles, nous force à entrer dans ⚫ quelques détails sur l'histoire de l'Espagne, pour indiquer la marche que l'on a adoptée dans la description du pays. »

« sauvages des Asturies, l'Aragon, la Navarre, « la Biscaye, et sera précédé de recherches sur « les arts en Espagne, avant le siècle de Ferdi« nand et d'Isabelle.

« Le quatrième volume, en retraçant les beau«tés de Madrid et des environs, renfermera, de << plus, tout ce qui peut servir à faire connoître « la nation espagnole telle qu'elle est aujourd'hui: « les fêtes, les danses, les usages nationaux. Ce vo<< lume comprendra également l'histoire des arts, depuis leur renaissance sous Ferdinand et Isabelle, Charles Ier et Philippe II, jusqu'à nos «jours; il donnera une connoissance suffisante « de la peinture espagnole et des chefs-d'œuvre qu'elle a produits : on y ajoutera quelques dé« tails sur les progrès des sciences et de la litté<«<rature en Espagne. »

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

On voit, par cet exposé, que l'auteur a conçu son plan de la manière la plus heureuse, et qu'il

L'auteur, après avoir décrit les différentes pourra présenter sans confusion une immense époques, ajoute :

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][ocr errors]
[ocr errors]

galerie de tableaux. M. de Laborde a été favorisé dans ses études; il a examiné les monuments des arts chez un peuple noble et civilisé; il les a vus dans cette belle Espagne, où du moins la foi et l'honneur sont restés lorsque la prospérité et la gloire ont disparu. Il n'a point été obligé de s'enfoncer dans ces pays jadis célèbres, où le cœur du voyageur est flétri à chaque pas, où les ruines vivantes détournent votre attention des ruines de marbre et de pierre. C'est un enfant tout nu, le corps exténué par la faim, le visage défiguré par la misère, qui nous a montré, dans un désert, les portes tombées de Mycènes et le tombeau d'Agamemnon'. En vain, dans le Péloponèse, on veut se livrer aux illusions des muses: la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu'à des hommes; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l'approche de l'étranger et du janissaire; les chèvres même effrayées, se dispersant dans la montagne, et les chiens restant seuls pour vous recevoir avec des hurlements: voilà le spectacle qui vous arrache au charme des souvenirs. La Morée est déserte: depuis la guerre des Russes, le joug des Tures s'est appesanti sur les Moraïtes; les Albanois ont massacré une partie de la population; on ne voit de toutes parts que des villages détruits par le fer

I Nous avons découvert un autre tombeau à Mycènes, peutêtre celui de Thyeste ou de Clytemnestre. (Voyez PAUSANIAS.) Nous l'avons indiqué à M. Fauvel.

et par le feu ; dans les villes, comme à Misitra', des faubourgs entiers sont abandonnés; nous avons souvent fait quinze lieues dans les campagnes sans rencontrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de toutes espèces, achèvent de détruire dans la patrie de Léonidas l'agriculture et la vie. Chasser un paysan grec de sa cabane, s'emparer de sa femme et de ses enfants, le tuer sur le plus léger prétexte, est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Le Moraïte, parvenu au dernier degré du malheur, s'arrache de son pays, et va chercher en Asie un sort moins rigoureux; mais il ne peut fuir sa destinée; il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain et les déserts de Palmyre.

[ocr errors]

Nous ne sommes point un de ces intrépides admirateurs de l'antiquité, qu'un vers d'Homère console de tout. Nous n'avons jamais pu comprendre le sentiment exprimé par Lucrèce :

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis, E terra magnum alterius spectare laborem. Loin d'aimer à contempler du rivage le naufrage des autres, nous souffrons quand nous voyons souffrir des hommes. Les Muses n'ont alors sur nous aucun pouvoir, hors celle qui attire la pitié sur le malheur. A Dieu ne plaise que nous tombions aujourd'hui dans ces déclamations sur la liberté et l'esclavage, qui ont fait tant de mal à la patrie! Mais si nous avions jamais pensé, ave des hommes dont nous respectons d'ailleurs le caractère et les talents, que le gouvernement absolu est le meilleur des gouvernements possibles, quelques mois de séjour en Turquie nous auroient bien guéri de cette opinion.

gards sur les rives de Salamine et la mer d'Épidaura. Nous ne pourrions peindre les divers sentiments dont nous fùmes agité, lorsqu'au milieu de la première nuit que nous passâmes à Athènes, nous fûmes réveillé en sursaut par le tambourin et la musette turque, dont les sons discordants partoient des combles des Propylées : en même temps un prêtre musulman chantoit en arabe l'heure passée à des Grecs chrétiens de la vilie de Minerve. Ce derviche n'avoit pas besoin de nous marquer ainsi la fuite des ans: sa voix seule dans ces lieux annonçoit assez que les siècles s'étoient écoulés.

Cette mobilité des choses humaines est d'autant plus frappante pour le voyageur, qu'elle est en contraste avec l'immobilité du reste de la nature: comme pour insulter à l'instabilité des peuples, les animaux mêmes n'éprouvent ni révolution dans leurs empires ni changements dans leurs mœurs. Le lendemain de notre arrivée à Athènes, on nous fit remarquer des cigognes qui montoient dans les airs, se formoient en bataillon, et prenoient leur vol vers l'Afri que. Depuis le règne de Cécrops jusqu'à nos jours, ces oiseaux ont fait chaque année le même pèlerinage, et sont revenus au même lieu. Mais combien de fois ont-ils retrouvé dans les larmes

l'hôte qu'ils avoient laissé dans la joie ! combien de fois ont-ils cherché vainement cet hôte, et le toit même où ils avoient accoutumé de bâtir leurs

nids!

Depuis Athènes jusqu'à Jérusalem, le tableau le plus affligeant s'offre aux regards du voyageur; tableau dont l'horreur toujours croissante est à son comble en Égypte. C'est là que nous avons vu cinq partis armés se disputer des déserts et des ruines '; c'est là que nous avons vu l'Albanois coucher en joue de malheureux enfants qui couroient se cacher derrière les débris de leurs cabanes, comme accoutumés à ce terrible jeu. Sur cent cinquante villages que l'on

Les monuments n'ont pas moins à souffrir que les hommes de la barbarie ottomane. Un épais Tartare habite aujourd'hui la citadelle remplie des chefs-d'œuvre d'Ictinus et de Phidias, sans daigner demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu'il s'est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès. Quelquefois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière : assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple fusillade de la ligne d'El-fy-Bey. Nous étions, dans celte derde Minerve, il promène stupidement ses re

Misitra n'est point Sparte. Cette dernière ville se retrouve au village de Magoula, à une lieue et demie de Misitra. Nous avons compté à Sparte dix-sept ruines hors de terre, la plupart au midi de la citadelle, sur le chemin d'Amyclée.

Ibrahim-Bey, dans la Haute-Égypte, deux petits beys indépendants, le pacha de la Porte au Caire, un parti d'Albanois insurgés, et El-fy-Bey-dans la Basse-Egypte. Il y a un esprit de révolte dans l'Orient qui rend les voyages difficiles et dangereux. Les Arabes tuent aujourd'hui les voyageurs, qu'ils se contentoient de dépouiller autrefois. Entre la mer Morte et Jérusalem, dans un espace de quatorze lieues, nous avons été attaqués deux fois, et nous essuyames sur le Nil la

nière affaire, avec M. Caffe, négociant de Rosette, qui, deja sur l'age, et père de famille, n'en risqua pas moins sa vie pour nous avec la générosité d'un François. Nous le nommons avec d'autant plus de plaisir, qu'il a rendu beaucoup de services à tous nos compatriotes qui ont eu besoin de ses së

cours.

[ocr errors]

compte au bord du Nil, en remontant de Rosette au Caire, il n'y en a pas un seul qui soit entier. Une partie du Delta est en friche, chose qui ne s'étoit peut-être jamais rencontrée depuis le siècle où Pharaon donna cette terre fertile à la postérité de Jacob! La plupart des fellahs ont été égorgés; le reste a passé dans la HauteÉgypte. Les paysans qui n'ont pu se résoudre à quitter leurs champs ont renoncé à élever une famille. L'homme qui naît dans la décadence des empires, et qui n'aperçoit dans les temps futurs que des révolutions probables, pourroit-il, en effet, trouver quelque joie à voir croître les héritiers d'un si triste avenir? Il y a des époques où il faut dire avec le prophète : « Bienheureux sont les morts! >>

[ocr errors]

M. de Laborde ne sera point obligé, dans le cours de son bel ouvrage, de tracer des tableaux aussi affligeants. Dès les premiers pas il s'arrête à d'aimables, à de nobles souvenirs : ce sont les pommes d'or des Hespérides; c'est cette Bétique chantée par Homère, et embellie par Fénelon. Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous « un ciel doux, qui est toujours serein.... Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or', « etc....... » Paroît ensuite cet Annibal, dont la puissante haine franchit les Pyrénées et les Alpes, et ne fut point assouvie dans le sang des milliers de Romains massacrés à Cannes et à Trasimène. Scipion commença en Espagne cette noble carrière dont le terme et la récompense devoient être l'exil et la mort dans l'exil. Sertorius lutta, dans les champs ibériens, contre l'oppresseur du monde et de sa patrie. Il vouloit marcher à Sylla, et

.... Au bord du Tibre, une pique à la main,
Lui demander raison pour le peuple romain.

Il succomba dans son entreprise : mais il est probable qu'il n'avoit point compté sur le succès. Il ne consulta que son devoir, et la sainteté de la cause qu'il restoit seul à défendre. Il y a des autels, comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices, le dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur géné

[merged small][ocr errors][merged small]

reux deux mille ans après notre vie? Nous ne doutons point que, du temps de Sertorius, les âmes pusillanimes, qui prennent leur bassesse pour de la raison, ne trouvassent ridicule qu'un citoyen obscur osât lutter seul contre toute la puissance de Sylla. Heureusement la postérité juge autrement les actions des hommes: ce n'est pas la lâcheté et le vice qui prononcent en dernier ressort sur le courage et la vertu.

Cette terre d'Espagne produit si naturellement les grands cœurs, que l'on vit le Cantabre belliqueux (bellicosus Cantaber) défendre à son tour sa montagne contre les légions d'Auguste; et le pays qui devoit enfanter un jour le Cid et les chevaliers sans peur donna à l'univers romain Trajan, Adrien et Théodose.

Après la description des monuments de cette époque, M. de Laborde passera aux dessins des monuments moresques : c'est la partie la plus riche et la plus neuve de son sujet. Les palais de Grenade nous ont intéressé et surpris, même après avoir vu les mosquées du Caire et les temples d'Athènes. L'Alhambra semble être l'habitation des génies: c'est un de ces édifices des Mille et une Nuits, que l'on croit voir moins en réalité qu'en songe. On ne peut se faire une juste idée de ces plâtres moulés et découpés à jour, de cette architecture de dentelles, de ces bains, de ces fontaines, de ces jardins intérieurs, où des orangers et des grenadiers sauvages se mêlent à des ruines légères. Rien n'égale la finesse et la variété des arabesques de l'Alhambra. Les murs, chargés de ces ornements, ressemblent à ces étoffes de l'Orient que brodent, dans l'ennui du harem, des femmes esclaves. Quelque chose de voluptueux, de religieux et de guerrier, fait le caractère de ce singulier édifice, espèce de cloître de l'amour, où sont encore retracées les aventures des Abencerages; retraites où le plaisir et la cruauté habitoient ensemble, et où le roi maure faisoit souvent tomber dans le bassin de marbre

la tête charmante qu'il venoit de caresser. On doit bien désirer qu'un talent délicat et heureux nous peigne quelque jour ces lieux magiques.

La troisième époque du Vogage pittoresque d'Espagne renfermera les monuments gothiques. Ils n'ont pas la pureté de style et les proportions admirables de l'architecture grecque

et toscane, mais leurs rapports avec nos mœurs leur donnent un intérêt plus touchant. Nous nous rappellerons toujours avec quel plaisir, en des

cendant dans l'île de Rhodes, nous trouvâmes une petite France au milieu de la Grèce :

Procedo, et parvam Trojam, simulataque magnis
Pergama, etc.

Nous parcourions avec un respect mêlé d'attendrissement une longue rue appelée encore la rue des Chevaliers : elle est bordée de palais gothiques, et les murs de ces palais sont parsemés des armoiries des grandes familles de France et de devises en gaulois. Plus loin est une petite chapelle desservie par deux pauvres religieux : elle est dédiée à saint Louis, dont on retrouve l'image dans tout l'Orient, et dont nous avons vu le lit de mort à Carthage. Les Turcs, qui ont mutilé partout les monuments de la Grèce, ont épargné ceux de la chevalerie: l'honneur chrétien a étonné la bravoure infidèle, et les Saladin ont respecté

les Couci.

Eh! quand on a été assez heureux pour recevoir le jour dans le pays de Bayard et de Turenne, pourroit-on être indifférent à la moindre des circonstances qui en rappellent le souvenir? Nous nous trouvions à Bethléem, prêt à partir pour la mer Morte, lorsqu'on nous dit qu'il y avoit un père françois dans le couvent. Nous désirâmes le voir. On nous présenta un homme d'environ quarante-cinq ans, d'une figure tranquille et sérieuse. Ses premiers accents nous firent tressaillir, car nous n'avons jamais entendu, chez l'étranger, le son d'une voix francoise sans une vive émotion; nous sommes toujours prêt à nous récrier, comme Philoctète :

Ὦ φίλτατον φώνημα φεῦ τὸ καὶ λαβῶν
Πρόσφθεγμα τοιοῦδ' ἀνδρὸς ἐν χρόνῳ μακρῷ.
Après un si long temps.

Oh! que cette parole à mon oreille est chère!

Nous fimes quelques questions à ce religieux. Il nous dit qu'il s'appeloit le père Clément, qu'il étoit des environs de Mayenne; que se trouvant dans un monastère en Bretagne, il avoit été déporté en Espagne avec une centaine de prêtres comme lui; qu'ayant reçu d'abord l'hospitalité dans un couvent de son ordre, ses supérieurs l'avoient ensuite envoyé missionnaire en TerreSainte. Nous lui demandâmes s'il n'avoit point d'envie de revoir sa patrie, et s'il vouloit écrire à sa famille; il nous répondit avec un sourire amer: « Qui est-ce qui se souvient en France d'un capucin? Sais-je si j'ai encore des frères et

[ocr errors]
[merged small][merged small][merged small][ocr errors]

L'attendrissement du père Clément devint si visible à ces mots, qu'il fut obligé de se retirer. Il courut s'enfermer dans sa cellule, et ne voulut jamais reparoître notre présence avoit réveillé dans son cœur des sentiments qu'il cherchoit à étouffer. En quel lieu du monde nos tempêtes n'ont-elles point jeté les enfants de saint Louis? quel désert ne les a point vus pleurant leur terre natale? Telles sont les destinées humaines : un François gémit aujourd'hui sur la perte de son pays, aux mêmes bords dont les souvenirs inspi rèrent autrefois le plus beau des cantiques sur l'amour de la patrie :

Super flumina Babylonis!

Hélas! ces fils d'Aaron, qui suspendirent leur cinnor aux saules de Babylone, ne rentrèrent pas tous dans la cité de David; ces filles de Judée, qui s'écrioient sur les bords de l'Euphrate:

O rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux!
Sacré mont, fertiles vallées,
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées ?

ces compagnes d'Esther ne revirent pas toutes Emmaüs et Béthel; plusieurs laissèrent leurs dé pouilles aux champs de la captivité; et c'est ainsi que nous rencontrâmes loin de la France le tombeau de deux nouvelles Israélites :

Lyrnessi domus alta, solo Laurente sepulchrum ! Il nous étoit réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois dont nous avions entendu prononcer l'oraison funèbre dans un grenier à Londres'. Ah! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence; le bruit des pas d'un François aura fait tressaillir deux Françoises dans leur cercueil. Les respects d'un pauvre gentilhomme, à Versailles, n'eussent été rien pour des princesses; la prière d'un chrétien, en terre étran gère, aura peut-être été agréable à des saintes.

M. de Laborde nous pardonnera ces digres sions. Il est voyageur, nous le sommes comme lui; et que n'a-t-on pas à conter lorsqu'on vient du pays des Arabes! A en juger par l'introduction du

I MESDAMES Victoire et Adélaïde de France, tantes de Louis XVI.

« PreviousContinue »