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tableau de nos désastres. Deux mouvemens contraires sembloient entrainer les troupes étrangères dont la France étoit couverte; par l'un elles remplissoient nos vœux en nous apportant la paix, et leurs armes avoient autant de droit à notre reconnoissance qu'à notre confiance; par l'autre la licence de quelques corps nous livroit à toutes les calamités dans lesquelles une nation puisse tomber. Le retour du Roi par des circonstances qui lui étoient étrangères seroit alors devenu l'époque la plus désastreuse de nos annales, et nous auroit, pour ainsi dire, détruit d'une main le même trône que de l'autre on étoit venu relever.

les

D'aussi sérieuses considérations me forçoient à mettre sous yeux du Roi les suites funestes qu'auroient pour son autorité ce système inattendu d'envahissement successif de nos provinces, quand il n'y avoit plus de résistance, et cette continuation violente d'actes hostiles dans une guerre noblement méditée pour un plus grand but. L'affection d'un peuple pour son gouvernement s'altère toujours par les malheurs de la patrie. Il y avoit quelque courage à publier ces vérités: elles produisirent une amélioration salutaire et subite dans notre situation. Mes services à cet égard n'ont pas même été remarqués; ce n'est pas ce genre de service qu'on vouloit.

Pour l'intérêt même des Puissances Alliées il étoit de mon devoir le leur présenter les mêmes tableaux. Ce qu'il y a de profonde énergie et surtout d'élémens pour une soudaine explosion dans le caractère des Français ne leur est pas assez bien connu, et à ce sujet ils auroient pu justement se plaindre de mon silence.

J'avois à parler à des Souverains magnanimes. Je pourrois oser leur dire que la victoire dans ce siècle éclairé ne suffit point pour justifier tous les abus de la force. Ce n'est pas avec des sentiments nobles et élevés qu'on se nuit auprès des grands Princes. On s'est étrangement mépris quand on a cru me livrer à la haine de l'étranger, mon langage a été jugé d'après les devoirs que j'avois à remplir.

Dans un autre rapport sur la situation de la France, où je l'ai considérée sous l'aspect des dissensions politiques, j'ai eu à me décider entre deux partis impossibles à concilier, celui de dissimuler la vérité ou de la dire toute entière, celui de flatter ou de déplaire. Je n'ai point hésité: il s'agissoit du salut du Prince que je servois; je n'ai du consulter que mon devoir. J'ai peint les divers partis tels qu'ils sont ; j'en ai montré la force et la faiblesse ; j'ai fait connoître leur desseins, la soumission qu'on doit en attendre, et les concessions qu'ils attendent eux-mêmes. J'ai peint les deux grandes factions qui nous agitent, et dont le choc mettroit l'État dans le plus grand péril. Si c'st ainsi qu'on trompe les Grands de la terre, il faut avouer que la manière est nouvelle.

Je n'ai point révélé au Roi le nom des Royalistes qui s'étoient déclarés contre son autorité, et qui ont négocié avec Napoléon. Je n'ai voulu soulever aucun voile. Ceux à qui on a sauvé l'honneur peuvent revenir à la vertu.

Il n'y avoit que deux moyens de servir le Roi-augmenter sa force physique et sa force morale. Si la force physique est quelquefois nécessaire pour réprimer le désordre, elle ne suffit pas pour constituer un ordre de choses durable. Nous verrons si j'ai fait, à cet égard, tous les efforts qui étoient en mon pouvoir. Je discuterai dans mon Mémoire les observations que j'ai soumises sur l'armée, sur la garde nationale, sur les chambres, sur l'opinion publique, &c.

Je dois l'avouer, le Ministère dont je faisois partie avoit des lumières, l'amour du bien, une grande habitude des affaires, mais les douleurs récentes du passé lui ont trop fait oublier les dangers de l'avenir. Plusieurs de nos actes sont dépourvus de prévoyance; nous avons de force d'ensemble contre nos adversaires, et d'une pensée commune dans nos travaux. C'est contre les passions les plus violentes que nous étions forcés d'agir, et c'étoient les passions qui nous jugeoient. On scrutoit avec attention le but vers lequel nous tendions, mais on se taisoit sur les obstacles que nous rencontrions. On ne nous

tenoit aucun compte des maux que nous empêchions et des désordres que nous prévenions.

On se plaignoit du peu d'énergie de la Police, parcequ'elle n'étoit pas uniquement dirigée contre des hommes qu'on vouloit perdre. Cependant tous les genres de malveillans étoient comprimé; rien ne restoit impuni. L'armée étoit agitée, mais elle obéissoit. Nous cherchions à ramener tous les partis à la subordination, au sacrifice des idées exagérées au bon ordre. Il ne suffisoit pas de modérer les passions. Dans le midi, il auroit fallu les enchainer. Je répétois aux magistrats de ces contrées ce qui dit si souvent la conscience du genre humain, que pour les forts comme pour les foibles, il n'y a qu'un avantage qui ne soit guères sujet des retours-c'est la justice: je disois au Roi qu'avec des réactions, il n'y a ni repos public, ni trône, ni nation.

La multitude recevant l'exemple de la violence de ceux qui lui devoient l'exemple de la modération on a du s'attendre qu'elle franchiroit et renverseroit toutes les barrièrés elevées entre elle et les attentats. Quand la licence et la servitude ont tour à tour allumé des passions dans un peuple, on trouve peu d'hommes qui entendent la voix de la raison. Qu'importe à ceux qui veulent mettre leurs fureurs à la place des loix, de compromettre l'indépendance de leur pays et d'ébranler le trône! que leur font le deuil des familles et les malédictions publiques pourvu qu'il se vengent! Il semble qu'il y ait des jours où le souvenir du passé, les impressions du présent, les craintes ou les espérances de l'avenir, portent tous les désordres et tous les délires dans les têtes humaines.

Quel spectacle la France offre à l'Europe! Quand on aura rempli les prisons, quand on les aura agrandies, ces rigueurs donneront-elles une force aussi durable à l'autorité du Roi qu'on lui en auroit donné en pacifiant la France par des idées de sécurité et de clémence! Que fera-t-on quand tout le monde parlera ensemble, ce qui arrive toujours après la compression? Si une partie de la population s'est égarée, est-ce

en la persécutant et en la diffamant qu'on l'empêchera de prendre à une nouvelle révolte? Toutes les choses humaines ont des bornes: la patience n'est susceptible que d'un certain degré de ressort. Un peuple ne peut rester en repos quand on lui présente sans cesse un avenir qui le flétrit ou qui le menace. Sa tranquillité même, si on pourroit l'obtenir seroit un état violent.

J'étois chargé de veiller au maintien du trône et à la sûreté de l'État. Il ne faut pas croire que ces devoirs, après tant de changemens dans notre esprit public, dans nos institutions, et dans nos mœurs, puissent être remplis par les mêmes moyens. Tout est changé dans la civilisation : elle a fait d'heureux progrès, mais elle nous a laissé aussi de nouveaux vices. On ne trouve plus la même soumission; rien n'a plus la même stabilité. Il est survenu des troubles d'un genre nouveau par le choc, auparavant inconnu, des opinions politiques; et tandis que la sûreté de l'État et le repos public sont exposés à plus de dangers, la répression a perdu de sa rapidité et même de sa forme par les garanties accordées à la liberté individuelle. On ne peut plus gouverner les hommes de la même manière.

Les moyens d'obtenir de l'influence sur le peuple, résultat le plus grand que le Gouvernement puisse atteindre, ne sont pas moins altérés. La religion et la morale ne sont plus que foibles auxiliaires des loix. L'opinion publique, élément nouveau dans l'ordre social, a acquis tant de force et de puissance qu'elle est devenue la rivale de l'autorité. L'obéissance qui a maintenant des droits, fait tout ses efforts pour les défendre. On peut punir la résistance, mais il seroit plus habile de la vaincre. La force peut faire exécuter des ordres, mais le langage du pouvoir n'a plus qu'une foible autorité, s'il n'est pas aidé de la persuasion et appuyé sur la raison. Pour se faire écouter des pertes diverses, il faut entrer dans leurs passions, parler à chacun son langage; il n'y a plus d'éloquence générale. Avec tant de nouvelles difficultés, la Police avoit besoin de nouveaux ressorts et d'encouragement. Quoiqu'en général son action soit étendue, il y a des points où nous la rendions

inutile. De quoi sert au gouvernement du Roi cette recherche inquiète et minutieuse des mœurs privées, des propos imprudents, et même de traits de scandale qu'aucune loi ne sauroit punir?

Il ne s'agit plus aujourd'hui d'épier les mécontentemens individuels, ni même des propos téméraires. Il y a plus de tolérance dans nos mœurs. La liberté publique est devenue, pour ainsi dire, une nouvelle conscience à laquelle on ne peut pas faire violence; elle sert d'égide à la liberté des opinions. Ce qu'il faut surveiller c'est la turbulence, c'est l'intrigue, c'est surtout la force. L'espionnage ne doit pas violer l'asile des citoyens. À quelque hauteur que le projet d'un attentat prenne naissance dans les classes de la société, les auxiliaires dont il aura besoin suffiront pour le faire découvrir, et ceux-là ne se tiennent pas si haut.

On se plaint avec raison de la violation du secret des lettres : cette mesure de police est odieuse et inutile quand elle est connue. Je l'ai toujours repoussée : elle n'a été imaginée que par des gens bornés, qui ne sentent pas la portée des moyens qu'ils employent.

De quelles recherches s'occupoit donc la Police? de celles des délits et des crimes déterminés par les loix. De quel succès peut elle s'honorer? c'est quand elle remonte aux premières causes que chaque jour augmentent les progrès de l'immoralité, c'est quand elle découvre les plus légers mouvemens précurseurs des troubles publics, quand il parvient à connoître les besoins du peuple, ses sujets d'inquiétude, ses motifs d'alarmes, ses plaintes secrètes, et les mécontentemens que sa fidélité est déjà ébranlée, et surtout ces symptômes effrayans de la misère et du désespoir qui, non moins redoutables dans les individus que dans la masse du peuple, portent bientôt les hommes foibles aux crimes et les nations corrompues à la révolte.

La Police est une magistrature politique, qui, indépendamment de ses fonctions spéciales, doit concourir par des moyens irréguliers, mais justes, legitimes, et bienfaisans, à augmenter

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